article paru dans le mensuel sciences humaines
le 27 mars 2008
Les salaires atteignent des montants impressionnants au sommet de la hiérarchie sociale. Les riches sont de plus en plus nombreux et les inégalités se creusent. Un texte de Xavier Molénat, extrait du magazine Sciences Humaines.
Lorsque l’on parle d’inégalités, le premier réflexe est le plus souvent d’aller voir ce qui se passe au bas de l’échelle sociale. On se préoccupe du nombre de pauvres, de SDF, de salariés touchant le salaire minimum, ou encore de ceux qui n’ont pas accès au système de santé… Ce faisant, on oublie souvent de regarder ce qui se passe de l’autre côté du monde social, au sein de ceux que leur fortune met largement à l’abri du besoin : les riches.
Et l’on a tort, car le monde des fortunés est en pleine transformation, et ce à l’échelle mondiale. Premier constat : qu’ils soient boursicoteurs, entrepreneurs au nez creux, stars du sport ou des médias…, depuis dix ans, les riches sont de plus en plus nombreux. Selon le World wealth report publié par la société Capgemini, le nombre de millionnaires en dollars a plus que doublé en dix ans, passant de 4,5 millions en 1996 à 9,5 millions en 2006. Le magazine Forbes recensait en 2007 946 milliardaires (en dollars toujours), contre « seulement » 140 il y a vingt ans. Ces fortunes ont des origines de plus en plus diverses. Très majoritairement occidentales au départ, elles sont désormais pour une bonne part le fait d’individus issus de pays émergents comme la Chine, l’Inde ou la Russie, ayant fait fortune dans l’acier, les télécommunications ou encore l’énergie.
Des rentiers aux working rich
Second constat : les riches sont de plus en plus riches. Comme l’ont montré les économistes Thomas Piketty et Emmanuel Saez [1], on voit depuis 1970, dans les pays anglo-saxons (Canada, Angleterre et surtout États-Unis), les plus gros revenus s’accaparer une part croissante de la richesse nationale. Un renversement de tendance historique puisque, comme en Europe continentale, leur part n’avait cessé de baisser au cours de la première moitié du XXe siècle pour se stabiliser après la Seconde Guerre mondiale. Autre constat frappant : alors que la fortune des plus aisés est généralement fondée davantage sur le patrimoine que sur les revenus du travail, ce sont leurs salaires qui explosent. Comme le note l’économiste François Bourguignon, « l’augmentation observée des inégalités dans les pays développés au cours des vingt dernières années ne provient pas d’un décrochement des salaires modestes par rapport au salaire médian (…) mais bien de l’envolée des hauts salaires et même des plus hauts parmi les plus hauts salaires [2] ».
Les salaires mirobolants de certains PDG de très grandes entreprises, qui ont fait parfois beaucoup de bruit voire de scandale, témoignent de ce phénomène. Mais celui-ci ne se réduit pas à quelques stars du management : c’est toute une strate de salariés hautement qualifiés, cadres avec stock-options ou chefs de salle dans la finance, qui affiche désormais des fiches de paie à cinq voire six zéros. Désormais, ces working rich ont remplacé les rentiers du début du siècle aux sommets de la fortune.
France : la fin d’une exception ?
La France était jusqu’à peu restée à l’écart de ce renouveau des inégalités par le haut. Mais une récente étude de l’économiste Camille Landais sur l’ensemble des revenus déclarés aux impôts [3] a donné la mesure de l’écart entre l’évolution des revenus de l’immense majorité de la population et ceux des plus riches. Sur la période 1998-2005, le revenu moyen déclaré par les Français stagne quasiment, passant de 23 205 à 24 574 euros. 5,9 % de mieux en huit ans, soit… 0,82 % par an en moyenne. Cette moyenne très faible cache cependant de grandes disparités. Pour les 90 % des Français les moins riches, l’évolution des revenus est en deçà de cette moyenne : 4,6 % de mieux seulement sur la même période. Les 10 % les plus riches sont eux nettement mieux lotis : + 8,7 %. Phénomène étrange, plus on resserre la focale sur des fractions de plus en plus réduites et de plus en plus élevées des hauts revenus, plus les revenus augmentent de façon spectaculaire. Ainsi, le dix-millième des Français les plus riches (3 500 foyers) a-t-il vu sa fortune augmenter de 5,2 %… chaque année, soit au final 42,6 % de mieux. Bref, plus on était riche en 1998, plus on est riche en 2005. Et comme ailleurs, les salaires sont pour beaucoup dans cette hausse. Les 250 000 salariés français les mieux payés (1 % de l’ensemble des salariés) ont vu leurs rémunérations augmenter de 14 %. L’élite des 25 000 meilleurs salaires français a, elle, eu droit à une petite augmentation de 29 %. Pour ceux enfin qui font partie du club très fermé des 2 500 plus grosses feuilles de paie, alors là, c’est carrément 51 % de mieux en 8 ans ! De ce point de vue, souligne C. Landais, « la France rompt avec 25 ans de grande stabilité de la hiérarchie des salaires, et semble converger vers les modèles de rémunération des hauts salaires anglo-saxons ». Même si elle reste encore un pays nettement plus égalitariste que l’Angleterre ou les États-Unis.
Les mécanismes de la richesse
Mais comment expliquer une explosion des hauts salaires telle que, selon Xavier Gabais et Augustin Landier par exemple, la rémunération des PDG des 500 plus grosses entreprises américaines a été multipliée par 6 entre 1980 et 2003 [4] ? La question occupe encore les économistes, mais plusieurs hypothèses sont avancées. De nombreux auteurs soulignent une évolution générale des systèmes fiscaux vers une baisse de la taxation des revenus, par nature favorable aux plus aisés.
Concernant les États-Unis, T. Piketty et E. Saez évoquent une transformation des normes concernant les inégalités salariales [5]. Le contexte de l’après-Seconde Guerre mondiale (et postdépression de 1929) avait favorisé la syndicalisation et l’apparition de vastes politiques redistributives, soutenues par des taux d’imposition très élevés (plus de 80 % à la marge). Cette pression sociale, fiscale et syndicale, qui empêchait les très hauts salaires d’éclore, aurait commencé à décliner à partir des années 1970.
D’autres hypothèses concernent plus spécifiquement les PDG. Certains économistes ont avancé l’idée que le progrès technologique aurait rendu les compétences des managers moins spécifiques à leur entreprise ou à leur secteur, et donc mieux transférables. Se serait ainsi créé un marché mondial des managers, plus compétitif et plus rémunérateur. X. Gabais et A. Landier ont pour eux le mérite de la simplicité : si, expliquent-ils, les rémunérations des PDG des 500 plus grosses entreprises américaines ont été multipliées par 6, c’est que la valeur boursière de ces entreprises a aussi été multipliée par 6. Les talents respectifs de ces managers sont très semblables, mais les sommes en jeu sont telles qu’une infime différence de talent peut avoir des conséquences financières très importantes. D’où une concurrence féroce pour recruter le meilleur PDG. La rémunération des grands patrons a donc évolué de la même manière que les enjeux financiers des décisions qu’ils prennent. Dans un autre domaine enfin, le sociologue Olivier Godechot a montré comment certains salariés de la finance obtenaient des bonus pouvant atteindre 10 millions d’euros en menaçant de quitter l’entreprise avec leur portefeuille de clients.
Une internationale des milliardaires ?
Au-delà de ces explications et des constats chiffrés se dessine enfin une autre question. Opulents, nombreux, en pleine croissance, les riches ne tendent-ils pas à devenir un véritable groupe social ? On peut le penser quand on voit la manière dont les classes supérieures tirent profit de leur inscription internationale pour asseoir leur domination. Ces nouvelles élites internationales forment en tout cas un monde à part avec sa hiérarchie interne, ses rivalités, ses codes sociaux et un style de vie naturellement hors du commun mais finalement très contraignant.
Xavier Molénat. Article extrait du dossier « Inégalités. Le retour des riches » publié dans le mensuel Sciences Humaines, n°191 – mars 2008.
[1] Thomas Piketty et Emmanuel Saez, « The evolution of top incomes : A historical and international perspective », Working Paper n° 11955, NBER, janvier 2006
[2] François Bourguignon, « Mondialisation et inégalités », Le Monde, 12 décembre 2007.
[3] Camille Landais, « Les hauts revenus en France (1998-2006) : une explosion des inégalités ? », École d’économie de Paris, juin 2007
[4] Xavier Gabais et Augustin Landier, « Why CEO pay has increased so much ? », The Quarterly Journal of Economics, vol. CXXIII, n° 1, février 2008.
[5] Thomas Piketty et Emmanuel Saez, « Income inequality in the United States, 1913-2002 », in Anthony B. Atkinson et Thomas Piketty (dir.), Top Incomes over the Twentieth Century : a contrast between continental European and English-speaking countries, Oxford University Press, 2007