On ferait bien d’être attentifs à ces flammèches qui apparaissent un peu partout dans l’hémisphère Sud. Je pense à ces « émeutes de la faim » surgissant en Égypte, au Cameroun, au Sénégal ou ailleurs. Elles sont la vraie actualité du moment, et je ne suis pas sûr qu’on leur accorde l’importance qu’elles méritent. Lesdites émeutes sont la conséquence du renchérissement brutal des céréales au cours des six derniers mois. Il faut savoir que le prix du riz, devenu un aliment de base dans de nombreux pays africains, a augmenté de près de 60 % en quelques mois.
Pour les fractions de la population qui sont aux limites de la survie, une augmentation de cette importance est, en effet, une question de vie ou de mort. On objectera que les émeutes de ce genre – notamment en Égypte – ne sont pas les premières. Pourquoi faut-il, cette fois, y prêter une attention particulière ? D’abord parce que tout indique que la situation ne s’améliorera pas de sitôt. La flambée des prix est le résultat d’un accroissement de la demande, mais surtout d’une baisse subite de l’offre mondiale.
Dans les pays riches ou les grands pays émergents comme le Brésil, on a affecté des millions d’hectares à la production de biocarburants destinés à remplacer le pétrole. Le cours faramineux du baril de brut (110 dollars cette semaine) rend très profitable une telle reconversion, d’autant plus qu’elle vise une clientèle (les automobilistes) plus solvable que les miséreux d’Afrique. Faisant cela, et pour reprendre une formulation déjà célèbre, on fait passer le réservoir des riches avant le ventre des pauvres.
L’ami Jean Ziegler, qui occupe le poste de rapporteur aux Nations unies pour les questions alimentaires, considère qu’il s’agit là d’une politique criminelle. Obéissant à sa fougue de militant, il a même parlé de « crime contre l’humanité ». Le propos est peut-être excessif, mais le problème est bien réel. En gelant d’immenses superficies agricoles, on diminue les capacités alimentaires de la planète, tout en voulant protéger celle-ci contre les inconvénients du « tout-pétrole ». La tendance n’est pas près de s’inverser. Attendons-nous, par conséquent, à ce que les « émeutes de la faim » continuent avec les violences qui les accompagnent.
Dans plusieurs pays d’Afrique – notamment au Cameroun -, les régimes en place n’hésitent pas à faire tirer à balles réelles sur les manifestants. Les morts se comptent par dizaines. Quel dommage que l’opinion occidentale, enflammée ces temps-ci (à juste titre) par la répression au Tibet, la flamme olympique et les atteintes aux droits de l’homme en Chine, ne montre pas la même détermination pour défendre ces victimes-là ! À croire que les morts ne pèsent pas le même poids selon leur nationalité ou leur couleur.
Ce n’est pas tout. L’extraordinaire vulnérabilité des populations urbaines de l’Afrique, du Proche-Orient ou de l’Amérique latine résulte de choix politiques que l’Occident encourage depuis des décennies. Je parle du développement des cultures d’exportation (coton, par exemple) au détriment des cultures vivrières. Des dizaines de pays pauvres nourrissent désormais leurs habitants grâce à des céréales importées et soumises aux fluctuations des cours mondiaux. Des organisations comme le FMI (qui se réunit ces jours-ci) ou la Banque mondiale ont poussé à la roue dans le cadre du remboursement de la dette.
Devant la gravité de la situation, je ne peux m’empêcher de penser aux longues conversations que j’avais, chez moi en Charente, avec un vieux monsieur disparu et oublié. Il s’appelait René Dumont et ne cessait de pester contre l’impasse vers laquelle on orientait les pays du tiers-monde, qui perdaient peu à peu leur souveraineté alimentaire. À l’époque, Dumont était considéré par les « experts » comme un hurluberlu, et ses mises en garde les laissaient de marbre. Bonjour les imbéciles !
Pour reprendre une formulation déjà célèbre, on fait passer le réservoir des riches avant le ventre des pauvres