La décision de financer le Revenu de solidarité active en puisant dans les financements prévus pour la Prime pour l’emploi illustre parfaitement la stratégie sociale du gouvernement. Un point de vue de Patrick Savidan, Président de l’Observatoire des inégalités.
Selon Nicolas Sarkozy, le Revenu de solidarité active « se fera en en maîtrisant les coûts parce qu’on va redéployer une partie de la Prime pour l’emploi ». La formule est lapidaire et inquiétante. Ce qui se présente comme une simple manipulation comptable aurait en fait, si le projet devait être réalisé, des répercussions sociales majeures et ferait un peu plus éclater au grand jour la logique de l’action du chef de l’Etat : soulager les couches favorisées, offrir une maigre compensation aux plus démunis en prélevant sur les classes moyennes.
Cette proposition doit être mise en perspective. Elle s’inscrit dans un contexte social que contribuent à définir deux faits majeurs : Le premier concerne les bénéficiaires de la réforme fiscale voulue par Nicolas Sarkozy. Hormis la défiscalisation des heures supplémentaires qui, en principe, peut bénéficier à tous les salariés, le paquet fiscal voté durant l’été 2007 aura surtout pour effet de soustraire encore davantage à l’impôt les foyers les plus privilégiés [1]. D’un intérêt économique discutable – depuis 2000, on ne cesse, en France, de baisser les impôts sans que cela n’ait eu d’effet positif notable sur la croissance -, cette réforme représente, en année pleine, un coût pour la collectivité évalué à 11,6 milliards d’euros (soit plus d’un demi point de PIB). Sur cette dépense fiscale, 1,3 milliards est destiné à financer l’exonération d’Impôt sur la fortune ; 600 millions couvriront la baisse du bouclier fiscal ; 2,2 milliards financeront les mesures sur les donations et les successions [2]. Autant de données qui permettent de lever toute ambiguïté sur l’identité sociale des principaux bénéficiaires de ce paquet fiscal.
Le deuxième fait majeur concerne, de façon plus générale, la manière de plus en plus polarisée dont se répartissent, en France, les fruits de la redistribution [3]. Les transferts de revenus des foyers les plus aisés vers les plus modestes entraînent certes un resserrement de l’échelle des niveaux de vie moyen, mais les bénéfices de ce resserrement sont fort inégalement répartis. Si, après prélèvements et prestations, le revenu annuel moyen des 20% de foyers les plus défavorisés connaît une augmentation de 40% (passant, selon l’INSEE, de 6980 à 9760 euros par adulte), tandis que pour les 20% de foyers les plus aisés, les prélèvements et prestations ont pour effet de réduire leur niveau de vie moyen de 22% (passant de 44 270 à 34 540 euros par adulte), il reste que ces transferts ont aussi pour singulière particularité de ne pas bénéficier aux foyers qui se situent au cœur de l’échelle des niveaux de vie. Bien plus encore, l’étude de la période qui s’étend de 1996 à 2006 montre que ces foyers sont même des contributeurs nets du système de redistribution. Les 20% de foyers qui se situent juste au-dessus des plus défavorisés (le 2ème quintile) enregistrent, après transferts, une baisse de niveau de vie moyen de 0,4%. Le troisième quintile voit son niveau de vie moyen diminuer de 8,4% et le quatrième quintile de 13,3%.
Ces chiffres [4] posent un problème dont on aurait tort de sous-estimer l’importance sociale et politique. Le deuxième quintile correspond en effet à la situation d’individus dont le revenu moyen avant redistribution s’élève, sur une année, à 13 570 euros, soit 1 130 euros par mois. Quant au troisième quintile, il vise un revenu avant redistribution de 18 500 euros (1 541 euros). Bref, d’un point de vue monétaire, la principale caractéristique de notre système redistributif est bien de concentrer ses effets sur les 20% de foyers les plus défavorisés et d’oublier au passage les véritables classes moyennes.
C’est dans ce contexte qu’il faut replacer la proposition récente de Nicolas Sarkozy de financer en partie le Revenu de solidarité active par le redéploiement de ressources destinées à la Prime pour l’emploi. Cela constitue à la fois une nouvelle faute politique majeure et un profond révélateur du sens de son action.
Si des critiques ont légitiment mis en question la capacité de la PPE à accroître l’emploi ou à assurer significativement une fonction redistributive, il demeure qu’elle a entraîné un gain de pouvoir d’achat pour des personnes aux revenus moyens dont, pour une part notable d’entre elles, nous savons qu’elles ne bénéficient globalement pas du système redistributif. Restreindre l’accès à la PPE, en abaissant les seuils d’éligibilité, reviendrait à les fragiliser plus encore et à alimenter un sentiment de frustration qui, nous le voyons, n’est pas sans fondement objectif. Car de qui parlons-nous lorsque nous évoquons cette PPE ? En 2007, 8,6 millions de foyers ont bénéficié de la Prime pour l’emploi pour un montant moyen d’environ 450 euros [5]. L’analyse de cette politique montre qu’il s’agit, pour l’essentiel de foyers d’ouvriers, d’employés et, pour un tiers, d’actifs de moins de trente ans. Ces personnes ne sont évidemment pas « privilégiées » ; leurs revenus nets d’activité professionnelle mensualisés se situent quelque part entre 300 euros et 1400 euros. Nous aurions en outre tort de considérer que, pour cette population, la PPE se soit constituée comme une sorte de rente. D’une année sur l’autre, on observe en effet un fort renouvellement des foyers bénéficiaires de la mesure (pour un tiers environ).
Le dispositif de la Prime pour l’emploi est sans doute imparfait, comme l’est d’ailleurs probablement aussi le Revenu de solidarité active [6]. Nous savons bien en effet – et le Grenelle de l’insertion a permis de le rappeler – que nous ne pouvons pas seulement compter sur des formes monétaires de redistribution. La santé, l’éducation et la formation, les transports, etc., sont des chantiers collectifs fondamentaux qu’il faut aussi financer de manière adéquate. En tout état de cause, choisir de renforcer les effets insuffisamment redistributifs du système social français, en invitant les actifs les plus modestes à financer l’effort nécessaire de solidarité, alors que, dans le même temps, le paquet fiscal va rapporter aux seuls foyers les plus aisés près de 4,5 milliards d’euros, c’est affirmer, de manière claire et nette, une préférence résolue pour les inégalités à laquelle – si la solidarité doit conserver un quelconque sens – on ne peut décidément pas s’associer.
Voir aussi notre article « A qui profitent les mesures fiscales ?«
[1] Cette mesure vient ainsi renforcer les effets de la réforme précédente qui, pour 2007, conduit déjà, selon l’Observatoire français des conjonctures économiques, à reverser aux 20% des foyers imposables les plus riches 70% des 3,6 milliards de la baisse d’impôt prévue [[Cyrille Hagneré, Mathieu Plane et Henri Sterdyniak, « Réforme fiscale 2007 : un pas de côté… », Lettre de l’OFCE, n° 267, 20 octobre 2005
[2] Éric Heyer, Mathieu Plane et Xavier Timbeau, « Le « choc » fiscal tiendra-t-il ses promesses ? », Lettre de l’OFCE, n°288, 26 juillet 2007.
[3] Élise Amar, Nadine Laïb, François Marical, Benoît Mirouse, « 1996-2006 : 10 ans de réformes du système de redistribution », France portait social, INSSE, Édition 2007, pp.81-97.
[4] Il faut garder à l’esprit que ces chiffres, qui ne tiennent compte que des transferts monétaires, ne prennent pas en considération l’indéniable effet redistributif associé au fonctionnement des services publics.
[5] Pour 2005, le nombre de bénéficiaires s’élevait à 9,1 millions, pour une prime moyenne de 300 euros. Voir « Analyse de l’évolution des bénéficiaires de la PPE », Diagnostics Prévisions et Analyses Économiques, Direction Générale du Trésor et de la Politique Économique, N° 109 – Mai 2006.
[6] Voir sur le site internet de La Vie des idées, la discussion par Dominique Méda, « Le revenu de solidarité active en question », basée sur les travaux présentés dans la récente livraison de la revue Recherches et prévisions, n°91, « Minima sociaux. Diversités des logiques d’action et des publics », mars 2008.