LE MONDE | 13.11.08 | 13h15
Dans une tribune intitulée « La social-démocratie sera européenne ou ne sera plus » (25 octobre), Alain Bergounioux et Gérard Grunberg estiment que la crise financière fournit à la social-démocratie une chance de redevenir une force politique « utile », à condition que celle-ci « assume intellectuellement et politiquement ses responsabilités dans la crise ». C’est un fait : la social-démocratie européenne traverse une crise existentielle majeure.
En Europe, les formations qui en sont issues ont perdu treize des quinze derniers scrutins. Quand elles sont encore au pouvoir, leur politique est fortement impopulaire (c’est le cas de la Grande-Bretagne et de l’Allemagne). Dans l’opposition, ces partis, pourtant confrontés à de nouvelles droites dures, sont inaudibles, jugés peu crédibles par le public (France, Italie).
Dans un monde économique qui change, MM. Bergounioux et Grunberg affirment inlassablement que le renouveau social-démocrate passe par la fidélité au « cheminement idéologique » qui est la cause de son déclin ! Dans l’avant-congrès de Reims, ils mettent en garde les socialistes contre toute « dérive anticapitaliste ou altermondialiste ». Ils oublient de préciser que le socialisme est né comme antithèse du capitalisme et que, depuis le congrès de Tours en 1920, sa famille réformiste n’a cessé de vouloir le transformer démocratiquement, pas à pas. Il est étrange que les auteurs ne mentionnent nulle part la « nouvelle » social-démocratie qui est apparue en catimini dans les années 1980.
A l’occasion d’expériences gouvernementales en France, en Espagne et en Grèce, cette gauche « moderne » a contribué à l’avènement du capitalisme financier en déréglementant les marchés financiers. Elle a privatisé le système bancaire et les entreprises stratégiques et s’est appropriée – sans jamais le reconnaître – le prêt-à-penser néolibéral de ses adversaires de droite. Cette posture hypocrite a cessé avec l’arrivée au pouvoir de Tony Blair en 1997. Ce dernier a revendiqué un accompagnement décomplexé de la mondialisation néolibérale : soutien à la dérégulation des marchés, baisses d’impôts sur les hauts revenus, flexibilité du marché du travail, privatisations et démantèlement du Welfare State (Etat-providence).
La troisième voie blairiste a suscité l’admiration de la social-démocratie dans son ensemble au point que le Parti des socialistes européens n’a pu se résoudre à condamner l’invasion de l’Irak ! Dans les années 1997-2006, la social-démocratie a ânonné dans chaque langue nationale le mantra blairiste : « Il n’y a pas de politiques économiques de gauche ou de droite, il n’y a que des politiques qui marchent et d’autres qui ne marchent pas. » C’est pour avoir voulu implanter un tel « logiciel » que les candidats socialistes aux présidentielles de 2002 et 2007 furent sévèrement battus. Faut-il vraiment persévérer dans une voie qui a conduit à ces échecs cuisants, à l’heure où la nouvelle droite elle-même découvre les vertus de l’interventionnisme public face aux défaillances du marché ?
Selon Alain Bergounioux et Gérard Grunberg, le sursaut de la social-démocratie passe par la réactivation du « projet politique européen ». Mais comment une social-démocratie crispée sur une stratégie dépassée pourrait-elle réussir demain là où elle a lamentablement échoué hier ? En 2000, l’agenda de Lisbonne proposait un ensemble de « réformes structurelles » devant permettre à l’Europe de devenir une zone de forte croissance. En 2002, le Conseil européen de Barcelone à majorité social-démocrate décidait de libéraliser le marché de l’énergie et l’ensemble des services publics, de repousser l’âge de la retraite de cinq ans et apportait son soutien aux fonds de pension.
En 2005, la stratégie de Lisbonne renouvelée proposait d’institutionnaliser la rigueur budgétaire, d’accentuer la flexibilisation du marché du travail, de prolonger la modération salariale. Avant même le déclenchement de la crise financière, l’Europe est devenue la zone où la croissance est la plus faible du monde et où l’ouverture à la concurrence s’est avérée incapable de stimuler l’investissement dans l’économie de la connaissance. Contrairement à ce que suggèrent les deux auteurs, ce n’est pas la crise de la construction européenne qui a affaibli la social-démocratie. C’est la crise idéologique et politique de la social-démocratie qui a précipité l’Europe dans une spirale récessive et antisociale dont se défient aujourd’hui les peuples.
Pour éteindre l’incendie financier, la mise en oeuvre du plan Brown déroge à tous les canons de la pensée blairiste. Mais la social-démocratie ne doit pas se contenter d’applaudir la socialisation sans contrepartie des dettes de jeu du capitalisme financier, en réclamant la poursuite des « réformes structurelles ». Elle serait d’autant plus inaudible que la droite saisit l’aubaine de la crise pour justifier l’achèvement desdites réformes et rendre irréversible le détricotage des instruments de contrôle public de la production et de la répartition des richesses.
C’est un véritable New Deal qu’il faut proposer pour sortir l’Europe de la récession. Un programme de grands travaux doit s’organiser autour de la modernisation des infrastructures et des services publics (transports, communication, hôpitaux, écoles, universités). Le chantier des énergies renouvelables doit enfin être réellement creusé. Les ressources financières et industrielles, les compétences des chercheurs doivent être mobilisées à ces effets. En attendant les balbutiements du fédéralisme budgétaire, les Etats doivent accroître leur participation avec droit de vote et de contrôle dans le secteur bancaire, mais aussi dans les entreprises stratégiques des secteurs concernés, dont la valeur actionnariale est désormais attaquée en Bourse.
La social-démocratie européenne doit initier des réformes fiscales améliorant la redistributivité de l’impôt de telle sorte que l’effort ne soit pas supporté par les classes moyennes et modestes. Elle doit enfin proposer aux partenaires sociaux de s’entendre sur une progression des salaires indexée sur les gains de productivité et l’inflation, pour enrayer une fois pour toutes la baisse du pouvoir d’achat de ceux qui vivent de leur travail. N’oublions pas qu’aux Etats-Unis et parmi les clones européens du modèle américain, c’est la stagnation du salaire médian qui est à l’origine de la montée de l’endettement des ménages, tiré par le crédit hypothécaire.
Les futures échéances électorales ne se gagneront pas « au centre ». Les électeurs qui ont, par dépit, porté les nouvelles droites européennes au pouvoir appartiennent aux classes populaires. La social-démocratie partira à leur conquête ou disparaîtra.
Liêm Hoang-Ngoc est économiste, université de Paris-I.
Philippe Marlière est politologue, University College London.