« Les classes moyennes font du surplace », entretien avec Régis Bigot
Publié par cedric - le 16/03/2009

Le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc) publie début mars un rapport sur les classes moyennes. Pour Régis Bigot, directeur adjoint du département des conditions de vie, auteur de l’étude, les classes moyennes, dont les revenus stagnent, vivent sous le poids des dépenses contraintes.

Qui sont les classes moyennes ?

Définir les classes moyennes n’est jamais très simple. Il n’y a pas de définition officielle et il existe plusieurs critères pour délimiter les contours des classes moyennes : le revenu disponible, le patrimoine, la profession, le niveau de diplôme, le capital culturel, etc. Les sociologues ont plutôt tendance à retenir comme critère la profession catégorie sociale ; les économistes penchent plutôt pour utiliser la répartition des revenus. C’est cette option que nous avons retenue, il nous semble d’ailleurs que c’est celle qui est de plus en plus souvent utilisée.

Une fois qu’on a choisi le critère, reste à déterminer les seuils à partir desquels on délimite l’appartenance aux classes moyennes. Pour construire notre typologie, nous avons étudié en détail la distribution des revenus en France, tout en essayant de tenir compte des représentations que les Français se font de la stratification sociale. Par exemple, les Français considèrent, en moyenne, que l’on peut se sentir riche lorsqu’on gagne environ 4500 € par mois. Or, c’est une somme que seuls 3% de la population perçoivent en réalité. Nos concitoyens ont une vision un peu déformée de la réalité. Ils ont tendance à voir les autres plus riches qu’ils ne le sont en réalité. Inversement, les plus aisés rechignent à se classer en haut de l’échelle des revenus. Ainsi, parmi les 20% des personnes disposant des plus hauts revenus, 79% considèrent qu’ils font partie des classes moyennes (parmi eux, 29% estiment qu’ils font même partie des classes moyennes inférieures !). Pas facile de dire que l’on est « aisé » ou « privilégié » en France…

La réalité est que la moitié de la population vit avec moins de 1510 € par mois après avoir payé ses impôts, pour une personne. Cela donne une idée de la manière dont se répartissent les revenus en France. L’autre chiffre intéressant à avoir en tête est que 50% de la population gagne entre 1100 € et 2600 € par mois avant impôt. C’est cette fourchette que nous avons retenue pour définir les classes moyennes. Et comme ce n’est pas la même chose de gagner 1100 € et 2600 €, nous avons créé une distinction entre les classes moyennes inférieures et les classes moyennes supérieures (au seuil de 1750 €). Dans cette typologie, 30% de la population gagne moins que les classes moyennes et 20% gagne plus.

Les classes moyennes s’appauvrissent-elles ?

Non. On parle parfois d’une paupérisation ou d’un déclin des classes moyennes en France, c’est exagéré. Depuis les années 1970, le revenu des classes moyennes a progressé un peu chaque année. Les classes moyennes sont même aujourd’hui un peu plus nombreuses qu’elles ne l’étaient au début des années 1980 : elles représentent 52% de la population, contre 48% il y a 25 ans. L’indicateur retenu pour mesurer l’importance des classes moyennes est le nombre de personnes dont les revenus sont compris entre 75% et 150% du revenu médian. L’augmentation n’est pas spectaculaire, mais elle contraste avec ce qu’on observe en Grande-Bretagne ou en Allemagne, où les classes moyennes ont effectivement décliné durant la même période.

D’où vient alors ce sentiment ?

Ce qui se passe, c’est que le niveau de vie des classes moyennes augmente très lentement. Presqu’imperceptiblement. Ainsi, entre 1998 et 2006, le revenu mensuel médian a progressé de 24 € chaque année seulement, passant de 1320 à 1510 €. La moitié de la population gagne cette somme, je le rappelle. Par contre, en haut de l’échelle des revenus, les 600 000 personnes les plus riches, qui gagnaient 8 500€ par mois il y a dix ans, gagnent aujourd’hui 10 800 € par mois, ce qui correspond à une augmentation du revenu mensuel de 287 € chaque année. 14% d’augmentation en huit ans pour le revenu médian, 27% pour les hauts revenus : les classes moyennes ont l’impression de vivre dans une société à deux vitesses.

Les chiffres récents publiés par le ministère de l’économie au sujet de l’impôt de solidarité sur la fortune corroborent ces résultats : en haut de l’échelle sociale, les revenus et le patrimoine augmentent plus rapidement. Le nombre de foyers fiscaux assujettis à l’ISF a progressé de 7% en 2008 : 565 000 ménages disposent aujourd’hui d’un patrimoine supérieur à 770 000 €.

Le malaise vient en partie de ce décalage avec les hauts revenus. Les inégalités ont toujours existé, mais avant, les classes moyennes vivaient avec l’espoir d’une ascension sociale. D’ailleurs, dans les années 1960, il fallait environ 12 années pour que les classes moyennes atteignent le niveau de vie des catégories aisées. Aujourd’hui, 35 années sont nécessaires, et encore, si tout se passe bien et qu’on ne rencontre aucun « incident » dans son parcours professionnel. Une vie entière de travail risque de ne pas suffire pour voir ses conditions de vie s’améliorer. Au fond, les classes moyennes font du surplace et elles ont l’impression, comparativement aux plus riches, qu’elles reculent. Le ralentissement économique rend toujours plus douloureuse la présence d’inégalités.

L’autre raison du malaise tient à l’augmentation des frais liés au logement, à l’eau, au gaz, à l’électricité, aux assurances… ce que l’on appelle les dépenses contraintes ou pré-engagées. Ce sont ces charges auxquelles on doit faire face chaque mois sans possibilité de les reporter ou d’arbitrer à court terme. Or, depuis les années 1980, ces dépenses contraintes augmentent continuellement, et plus rapidement que le revenu des classes moyennes. D’où un sentiment d’être de plus en plus pris à la gorge. La pression croissante des dépenses contraintes est particulièrement forte chez les catégories modestes : elles représentaient 21% du budget des classes moyennes inférieures en 1979, contre 38% aujourd’hui. On est presque passé du simple au double. Chez les hauts revenus, elles n’ont progressé que de 7 points (27% aujourd’hui).

La pression sur les classes moyennes n’est pas seulement financière. Elle tient aussi à la précarité professionnelle croissante qu’on observe depuis la fin des années 1970. Durant toutes ces années, le chômage s’est développé, les postes à temps partiel se sont multipliés, de même que les emplois à durée déterminée. La dégradation du marché de l’emploi, qui touche en premier lieu les catégories modestes, épargne les hauts revenus mais fragilise les classes moyennes. Dans les années 1960, les classes moyennes étaient constituées de salariés ou de travailleurs indépendants qui avaient des emplois stables. Aujourd’hui, une partie importante des classes moyennes a l’impression d’être sur un siège éjectable. Et elle s’inquiète encore plus pour les générations qui suivent : 76% des Français ont l’impression que leurs enfants auront un niveau de vie inférieur au leur.

Vous ne pensez pas que les politiques publiques ont joué un rôle ?

En partie, mais elles ne sont pas seules responsables. L’écart des revenus entre les classes moyennes et le haut de l’échelle n’est pas décrété par l’Etat, même si ce dernier emploie plusieurs millions de personnes. La divergence des revenus est d’abord le résultat du système de rémunération au sein des entreprises. C’est aussi la conséquence de la liberté de chacun de créer et de faire fructifier sa propre entreprise. Je ne dis pas qu’il faut entraver la liberté d’entreprendre, il faut au contraire favoriser l’éclosion des talents individuels, créateurs de richesse. Mais la contrepartie de cette liberté, il faut bien le reconnaître, c’est le développement des inégalités.

C’est là que l’Etat peut intervenir pour empêcher que le fossé entre les plus riches et les classes moyennes ne se creuse trop profondément. En veillant à ne pas décourager les initiatives individuelles, l’Etat peut néanmoins introduire des règles de redistribution des richesses. Les instruments à sa disposition sont nombreux : impôts, aides sociales, dépenses publiques, réglementation sociale, etc. En jouant sur ces leviers, l’Etat peut laisser les inégalités se développer ou il peut au contraire les limiter.

Quand on diminue les droits de successions, on renforce le risque d’une concentration du patrimoine entre les familles les plus riches ; lorsqu’on diminue le seuil maximal d’imposition, on laisse le champ libre à l’envolée des hauts revenus ; lorsqu’on diminue l’impôt sur le revenu, on réduit le mécanisme de redistribution entre les riches et les pauvres…

Depuis les années 1980, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne ont clairement choisi de moins intervenir, en diminuant les impôts sur le revenu ou en allégeant les droits de succession. Dans ces pays, non seulement les classes moyennes sont moins nombreuses qu’en France, mais elles ont tendance à décliner : elles ne représentent que 40% de la population aux Etats-Unis (contre 44% au début des années 1980), et 43% en Grande-Bretagne (contre 48% vingt-cinq ans plus tôt). Je rappelle qu’en France, les classes moyennes représentent encore 52% de la population. Mais les orientations politiques actuelles nous conduisent à rejoindre le sentier emprunté par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne.

Les mesures envisagées par le président de la République pour amortir les effets de la crise sont-elles en mesure de répondre aux attentes des couches moyennes ?

Elles y répondent en apparence : la plupart des gens, individuellement, sont toujours contents de payer moins d’impôt. Et une partie des classes moyennes serait effectivement concernée par la suppression de la première tranche de l’impôt sur le revenu. Mais une partie seulement. Rappelons que seuls la moitié des Français paient l’impôt sur le revenu (54% exactement en 2007). En définitive, les classes moyennes inférieures bénéficieront moins de cette mesure que les classes moyennes supérieures.

Surtout, diminuer l’impôt sur le revenu conduit à limiter l’efficacité de cet instrument fiscal, qui est l’un des rares à redistribuer les cartes entre les riches et les pauvres. En effet, alors que certains impôts sont forfaitaires (la redevance audiovisuelle par exemple) ou proportionnels (la TVA ou la CSG), l’impôt sur le revenu est progressif : on paie proportionnellement plus d’impôt lorsqu’on est aisé. Force est de constater que les politiques modifient souvent l’impôt sur le revenu, car c’est un impôt impopulaire : les contribuables font eux-mêmes le chèque à l’administration fiscale, contrairement à d’autres taxes qui passent plus inaperçues, comme la TVA ou la CSG.

Pour compenser les pertes fiscales liées à la suppression de la première tranche de l’impôt, on aurait pu imaginer une augmentation d’impôt payée par les plus riches, dont on constate l’envolée des revenus depuis une dizaine d’années. Car le risque d’une réduction de l’impôt sur le revenu non compensée, c’est la diminution corrélative des services publics financés par cet impôt. Diminuer l’impôt sur le revenu, c’est retirer de l’argent à l’éducation, à la santé, à la justice, etc. Or, ces services d’intérêt général contribuent en grande partie à garantir l’égalité des chances.

Propos recueillis par Pascale Delhaye