PARIS-PROVINCE.—Par Jean-Claude Guillebaud, rédacteur en chef de Sud Ouest Dimanche
Vous avez dit gagner plus ?
Les regards extérieurs nous sont souvent utiles. Ils vont droit au but, quitte à simplifier. Ils vendent ainsi la mèche, si l’on peut dire. Dans un article publié récemment (1), le journaliste américain Peter Gumbel, grand reporter à « Time Magazine » et spécialiste de l’Europe, adjure la gauche française de se « moderniser ». Il l’invite même à accepter une fois pour toutes le capitalisme. Jusque-là, rien d’extraordinaire. Voilà belle lurette qu’on entend ce prédicat « réaliste », notamment dans les rangs de la nouvelle majorité présidentielle.
Là où Peter Gumbel devient intéressant, c’est quand il pointe un principe, une règle, un mécanisme qui est au coeur du problème. Gumbel demande en effet à une gauche française « modernisée » de comprendre l’idée selon laquelle « des richesses inégalement partagées sont préférables à l’appauvrissement de tous ». Que veut-il dire par là ? Qu’il est préférable de laisser s’accroître les inégalités si l’augmentation générale de la richesse profite, malgré tout, aux plus pauvres. Mieux vaut un gâteau plus gros et injustement partagé qu’un gâteau plus petit et divisé en parts égales. Dans le premier cas, la plus petite part sera quand même plus grosse que dans le second. Le raisonnement n’est pas nouveau, mais exprimé ainsi, il devient suggestif et même assez convaincant. Si un égalitarisme trop obsessionnel aboutissait à l’appauvrissement de tous, alors mieux vaudrait, en effet, y renoncer. Qu’importe que les milliardaires s’enrichissent si les smicards voient, dans le même temps, leurs revenus augmenter. En clair, cela signifie qu’il devient dangereux, étouffant, contre-productif de mettre en oeuvre au nom de la sacro-sainte égalité , des mécanismes de redistribution ou de surtaxation fiscale qui paralysent la machine économique et découragent tout dynamisme.
La conclusion est vite tirée : laissons les riches s’enrichir, encourageons-les même à le faire en allégeant une fiscalité confiscatoire. Alors la machine tournera mieux, la quantité de richesse globalement produite augmentera et les moins bien lotis eux-mêmes en profiteront. On reconnaît ici, très exactement, le discours tenu par Nicolas Sarkozy tout au long de sa campagne. Simplifié et un tantinet durci, il correspond à la théorie néolibérale qu’avait formalisée le philosophe américain John Rawls dans son grand livre « Theory of Justice », publié en 1971. Dans ces pages, Rawls soutenait qu’un accroissement des inégalités était acceptable si l’effet dynamique ainsi provoqué profitait aux plus pauvres. C’est au nom de cette logique qu’il suggérait de remplacer le concept d’égalité par celui d’équité.
Qu’on soit de droite, du centre ou de gauche, on serait prêt à accepter ce raisonnement s’il était vérifié dans les faits. Or, force est de reconnaître que c’est tout le contraire. Depuis la date de parution de la « somme » signée John Rawls mais surtout depuis le début des années 1980 , la machine économique américaine a fait preuve, en effet, d’un prodigieux dynamisme. Il a été tel que la richesse globalement produite (le PNB) a plus que doublé au cours des trente dernières années. Les inégalités, bien sûr, se sont accrues dans des proportions jamais connues dans l’histoire américaine. Les riches se sont enrichis d’une manière phénoménale. Le seul ennui, c’est que, dans le même temps, les 20 % d’Américains les plus pauvres n’ont aucunement profité de ce surcroît de dynamisme. Pis encore : ils ont vu leurs revenus diminuer de manière significative. Ils sont plus pauvres qu’avant…
Ce phénomène a pris une telle ampleur que certains essayistes américains comme Jeremy Rifkin assure que le « rêve américain » lui-même s’en était trouvé fracassé. Ce simple « fait » pulvérise le beau raisonnement. Décidément, cette étrange logique qui consiste à aider les pauvres en enrichissant les riches n’est pas si « gauche moderne » que ça…
(1) « La Croix » du 25 mai.
« La conclusion est vite tirée : laissons les riches s’enrichir, encourageons-les même à le faire »