De Lionel Jospin à Ségolène Royal : lintrouvable troisième voie du socialisme français
Publié par cedric - le 08/06/2007
Par PHILIPPE MARLIÈRE – Maître de conférences en science politique à l’université de Londres.
Article publié dans la revue Mouvements. Numéro spécial : « 1997-2007 : où est passée la gauche française ? , No 50, Juin-Août 2007.
Le défi incarné par la « modernisation » du New Labour britannique engagée par Tony Blair a-t-il permis aux socialistes de dégager une « troisième voie socialiste » qui ne soit pas synonyme de renoncement face à la mondialisation néolibérale ? Philippe Marlière analyse les errements idéologiques et politiques du Parti socialiste français depuis dix ans.
Dans la foulée d’élections législatives remportées à quelques semaines d’intervalle, Lionel Jospin et Tony Blair se retrouvèrent au congrès du Parti des socialistes européens à Malmö en juin 1997. Le jeune Premier ministre britannique vint promouvoir la « troisième voie », une méthode et un programme en rupture avec la social-démocratie traditionnelle. Charpentant son discours autour du libéralisme politique et revendiquant une large part de l’héritage économique du thatchérisme, Tony Blair mit Lionel Jospin sur la défensive. Assumant sa fidélité à la Révolution française et au socialisme, le Premier ministre français dut se résigner à endosser les habits que le prêt-à-penser médiatique lui tendait : Jospin et les socialistes français seraient le vieux socialisme qui ne se résout pas à mourir, ils incarneraient un archaïsme politique opposant une crâne − mais futile − opposition à la « modernité blairiste ». Ce scénario journalistique était réglé et, sur un plan symbolique, les choses se déroulèrent ainsi peu ou prou. D’un côté, Tony Blair avait eu le loisir, depuis 1994, de peaufiner un programme et de procéder à une révision importante de la doctrine travailliste. De l’autre, Jospin avait été pris de court par la dissolution de l’Assemblée nationale et un succès électoral que peu avaient prévu.
Le défi blairiste
Les socialistes furent placés dans une position très inconfortable, car la troisième voie néo-travailliste venait heurter de front le cœur de la doctrine socialiste française . En proposant une voie qui se démarque de la « vieille » social-démocratie des Trente glorieuses et de l’ultra-libéralisme hayekien, Blair présentait une adroite synthèse du social-libéralisme anglais du XIXe siècle (capitalisme paternaliste tempéré) et de politiques néolibérales assorties de mesures de redistribution. L’objectif était de poursuivre la « modernisation » de l’économie britannique, pour l’adapter au cours néolibéral de la mondialisation. Libérale et post-thatchérienne, cette troisième voie britannique déroutait les socialistes français, car elle continuait de se réclamer du « camp du progrès » (le « centre-gauche », une « social-démocratie rénovée »).
Dans son discours de Malmö, Blair résuma la démarche néo-travailliste en ces termes : « Notre tâche aujourd’hui n’est pas de mener les vieilles batailles, mais de montrer qu’il existe une troisième voie, une manière de marier une économie ouverte, compétitive et qui connaît le succès, avec une société juste, décente et humaine ». Le défi de la troisième voie était là : elle ne se voulait pas tant le point médian entre socialisme et néolibéralisme, que la captation de deux courants de gauche étrangers au socialisme français : le libéralisme et la social-démocratie.
Fort habilement, le New Labour se démarqua du communautarisme étriqué des conservateurs (les « valeurs morales victoriennes ») et prêta une oreille attentive – à tout le moins symboliquement – aux revendications identitaires et post-matérialistes du jour (ce qu’Anthony Giddens appelle les « life politics », c’est-à-dire les attentes et les demandes qui s’articulent autour du vécu et des choix personnels des individus) : égalité sexuelle, lutte contre le racisme « institutionnalisé » et promotion des minorités ethniques, attention portée à la « réflexivité sociale » d’individus évoluant dans un monde « globalisé » et « post-traditionnel ». L’autre originalité du blairisme consistait dans la mise en adéquation de la doctrine avec la pratique gouvernementale. Avant l’élection de 1997, Blair avait fait cette promesse : « Nous serons élus en tant que New Labour, nous gouvernerons comme tel. » De leur côté, les socialistes français en étaient quasiment restés à la « parenthèse de la rigueur » ouverte par Lionel Jospin en 1983 et jamais officiellement refermée depuis.
Le blairisme prône l’« État social actif » et son corollaire, l’« égalité des chances » (equality of opportunity), chère aux libéraux, et non plus l’égalité de résultat (equality of outcome), exigence socialiste. Cet État « allégé » n’est plus un État actif dans l’économie, mais un simple « passeur », un « facilitateur ». Il garantit encore l’accès de tous les enfants d’une classe d’âge à l’éducation ou encore la gratuité des soins médicaux pour tous, mais s’abstient de remplir le rôle d’entrepreneur économique qui fut le sien pendant les Trente glorieuses (banquier, constructeur de voitures, d’écoles, d’hôpitaux ou encore gestionnaire d’un vaste secteur nationalisé). Ce retrait de l’État de la sphère économique est un choix politique : le capitalisme financier et la mondialisation néolibérale ne sont pas l’ennemi à abattre pour les tenants de la troisième voie, ils fournissent au contraire un cadre favorable pour moderniser l’économie et la société. Bien plus, ce retrait est nécessaire pour permettre au monde des entreprises privées de « réussir », là où la « vieille » social-démocratie keynésienne a « échoué. » C’est ainsi qu’il faut comprendre l’appui sans équivoque du New Labour au monde des entrepreneurs, la promotion enthousiaste d’une économie dérégulée, flexible ou encore le refus de trop taxer les entreprises ou les capitalistes qui ont « créé de la richesse », non seulement pour eux-mêmes, mais aussi – trickle down effect aidant – pour l’ensemble du corps social.
Le New Labour, c’est encore la reformulation de la question sociale en termes moraux (« les droits en échange des devoirs remplis » ; par exemple l’obligation de travailler sous peine de se voir retirer les allocations chômage), une égalité relative – l’équité (ou « égalité des chances »), tout cela dans une société réputée « pacifiée », où classes moyennes et populaires se partagent les fruits d’une croissance économique continue. En 1997, le New Labour décréta la fin de la lutte des classes dans les îles Britanniques. John Prescott, le vice-Premier ministre et caution ouvrière du blairisme, saisit la dimension post-politique de la troisième voie en ces termes : « Aujourd’hui, nous sommes tous des membres des classes moyennes ». Enfin, cette troisième voie post-égalitaire est apparue comme une stratégie électorale lumineuse : elle a semblé promettre des victoires infinies (1997, suivies ensuite de 2001 et de 2005). Pour le Parti socialiste (PS) qui a connu depuis 1981 autant de succès spectaculaires que de défaites désastreuses, ce dernier aspect n’était pas négligeable.
« Modernisation » jospinienne
Pour comprendre la trajectoire du PS depuis dix ans et dans quelle mesure elle se distingue du blairisme, il faut remonter aux quelques années qui précédèrent la victoire socialiste de 1997. Lors du congrès de Liévin un « coup de barre à gauche » fut donné sous l’impulsion d’Henri Emmanuelli, le premier secrétaire du parti. Quelques jours à peine après, Emmanuelli pria Jacques Delors de représenter le PS à l’élection présidentielle. L’ancien président de la Commission était alors le plus proche du discours et d’une pratique blairiste du pouvoir. Delors en avait conscience et, pour cette raison, déclina cette offre empoisonnée. Il estima qu’il n’aurait jamais pu imposer un « blairisme à la française » au PS.
Le retrait d’un « modernisateur » crédible permit à Lionel Jospin de revenir dans le jeu de la présidentielle. Étiqueté à gauche, il battit nettement Henri Emmanuelli (65 % des voix contre 35 %). Sur fond de débat sur le « legs présidentiel » de François Mitterrand, ce vote interne fut historique à un double titre. D’une part, il officialisa la présidentialisation du PS. Jusqu’à présent, le premier secrétaire était le « candidat naturel » du parti. Or, en 1995, Jospin fut choisi par les militants car ces derniers considérèrent, sondages à l’appui, qu’il était le mieux placé pour battre le candidat du camp conservateur. Il n’en fut pas toujours de même : en 1981, Mitterrand fut investi par le PS alors que les sondages plaçaient Michel Rocard largement en tête. Les militants socialistes ont depuis intériorisé la logique de l’élection présidentielle au suffrage universel qui tend au plébiscite d’une personne et relègue au second plan la question du choix d’un candidat et d’un programme socialistes. En ce sens, le « grand renoncement » du PS à l’égard des institutions de la Ve République est intervenu lors du vote de 1995 et non, comme certains l’estiment , à l’occasion de la désignation de Ségolène Royal en novembre 2006.
Le score honorable de Lionel Jospin au deuxième tour l’élection présidentielle de 1995 permit au PS de faire l’économie d’une réflexion sur les causes politiques de la débâcle électorale de 1993. Il est utile de noter que Lionel Jospin en 1995 et en 2002 (tout comme François Mitterrand en 1988), mena des campagnes électorales solitaires, de type « bonapartiste » : rédaction de son programme confiée à quelques proches, maintien du parti à distance (« Mon programme n’est pas socialiste ») et appel direct aux Français dès le premier tour. Cette démarche permit à un président-candidat prônant l’ouverture au centre de se faire réélire en 1988, mais élimina un Premier ministre-candidat fatigué par le pouvoir et sans programme porteur en 2002. Lionel Jospin, qui avait jusqu’alors une image de dirigeant respectueux des militants, à leur écoute, instrumentalisa le PS à l’automne 1995, puis à partir de 1997, une fois installé à Matignon. Il entreprit de « moderniser » l’appareil socialiste pour renforcer la prééminence qu’il avait acquise lors de l’élection présidentielle de 1995. Il se soucia avant tout de ne pas être prisonnier de manœuvres éléphantesques ou de jeux de courants incertains. À cet effet, il mit sur pied une Commission de modernisation qui élabora 18 propositions soumises au vote des militants. L’une d’entre elles prévoyait l’élection des dirigeants (au niveau national et départemental) au suffrage direct des militants. Cette réforme accompagna la décision prise au Congrès du Bourget en 1993 de faire élire le premier secrétaire au suffrage direct des adhérents. Le Conseil national – le cœur de l’appareil du parti – perdit cette prérogative.
Le Parti travailliste avait fait adopter des mesures similaires (le « One Member One Vote » pour l’élection du leader travailliste) peu de temps auparavant. Cette réforme avait permis à Tony Blair, un candidat issu de la droite du parti, de battre les candidats défenseurs de la tradition travailliste en 1994. La démarche jospinienne n’était donc pas anodine. Elle visait à personnaliser le pouvoir autour d’un dirigeant « présidentiable » et à neutraliser l’appareil de décision socialiste, reflet des votes militants et instance de contrôle du premier secrétaire. Elle cherchait aussi à noyer les voix des militants actifs dans celles des nouveaux adhérents moins actifs et moins politisés (et aussi moins proches d’un discours socialiste de gauche, tel la plupart des adhésions récentes à « 20 euros » ). Tout comme le New Labour, Lionel Jospin retint le principe libéral de « démocratie d’opinion » et écarta le principe de « démocratie socialiste ».
Au crépuscule du mitterrandisme, Lionel Jospin avait revendiqué un « droit d’inventaire » et affiché sa volonté de changer en profondeur les institutions de la Ve République qui, selon lui, présentaient trois défauts majeurs : elles abaissaient le rôle du Parlement, elles créaient une dyarchie au sommet de l’exécutif (paralysante lors des périodes de cohabitation) et faisaient du chef de l’État un personnage omnipotent et quasiment irresponsable . La période de cohabition balaya la volonté réformatrice jospinienne. Pourtant nommé dans une logique parlementaire à la suite de la dissolution chiraquienne, Jospin renforça le tropisme présidentialiste du régime. Il se prononça en faveur du quinquennat présidentiel et fit modifier par l’Assemblée nationale le calendrier électoral, pour que l’élection présidentielle survienne avant les élections législatives. Gaullien, Lionel Jospin mit l’élection présidentielle au cœur du dispositif électoral et renforça la prééminence présidentelle au sein de la dyarchie. Les élections législatives n’avaient plus qu’à donner une majorité au président à peine élu. Jospin justifia ce choix institutionnel au nom du respect de l’esprit « dans lequel le général de Gaulle avait conçu cette responsabilité essentielle issue directement du vote du peuple » et appela à « redonner à cette fonction, son sens et sa portée, voire son prestige ».
La sécurité, « priorité gouvernementale »
La clé des succès de la troisième voie blairiste réside en partie dans le scrutin majoritaire à un tour qui, en 2005, permit au New Labour d’obtenir 55,2 % des sièges au Parlement avec seulement 35,3 % des suffrages exprimés. Le scrutin majoritaire à deux tours de notre pays ne crée pas un tel effet amplificateur. En outre, l’offre électorale au sein de la gauche française rend hasardeuse toute ouverture au centre. Fort logiquement, Lionel Jospin opta pour la reconduction de la ligne d’Epinay et l’alliance des gauches au gouvernement. La victoire inattendue du 1er juin 1997 amena la constitution du gouvernement de la « gauche plurielle », une coalition de cinq partis de gauche qui n’étaient reliés par aucun contrat politique.
Le PS aborda le pouvoir après avoir eu le temps de mener trois conventions nationales programmatiques consacrées à « la mondialisation, l’Europe, la France », « les acteurs de la démocratie » et « les propositions économiques et sociales ». Les textes adoptés marquèrent l’aboutissement d’une inflexion idéologique commencée dans les années 1980 : le capitalisme n’est plus l’ennemi à abattre et l’économie de marché est acceptée. Le libéralisme (économique) est devenu la notion-repoussoir majeure. Contre le néolibéralisme mondialisé qui crée des inégalités, les socialistes ont recours au volontarisme politique. L’action politique peut infléchir le cours de la mondialisation néolibérale et permet de défendre la démocratie sociale. Le PS s’affirme ici comme l’anti New Labour qui propose simplement d’accompagner le jeu des marchés. Les propositions majeures du PS en 1997 étaient toutes frappées du sceau du volontarisme d’État : les 35 heures, les 700 000 emplois-jeunes, l’arrêt des privatisations, la revalorisation salariale, la promotion de l’« Europe sociale » (l’« euro-keynésianisme » cher à Dominique Strauss-Kahn). L’État était réhabilité et la société civile passait au second plan, la loi était privilégiée par rapport au contrat.
Le versant « sociétal » – comme pour le New Labour – fut traité avec soin, mais connut des résultats mitigés : la limitation du cumul des mandats qui visait à empêcher la détention simultanée d’un mandat parlementaire et la direction d’une collectivité locale fut stoppée par le Sénat (au grand soulagement de nombre d’élus socialistes), la réforme du Conseil supérieur de la magistrature qui prévoyait le renforcement de l’indépendence judiciaire vis-à-vis du pouvoir politique, fut ajournée par Jacques Chirac, la parité fut inscrite dans la Constitution en juillet 1999, mais ne s’imposa que médiocrement dans les pratiques partisanes, le gouvernement revint au principe du Jus soli pour l’acquisition de la nationalité (mars 1998), mais traita de manière conservatrice la régularisation des « sans-papiers », ce qui lui valut les critiques virulentes de la gauche associative.
Dès son arrivée au pouvoir, Jospin avait tenu à faire inscrire à l’ordre du jour la question de la sécurité (ce qui rend peu crédible la thèse selon laquelle le Premier ministre aurait fait preuve de « naïveté » sur ce thème pendant la campagne de 2002). Le colloque de Villepinte d’octobre 1997 fut presenté par de nombreux experts comme le « tournant sécuritaire » du PS . À cette occasion, la sécurité fut érigée en « seconde priorité gouvernementale » par Jean-Pierre Chevènement, le ministre de l’Intérieur. Pour légitimer ce tournant, Chevènement et le PS s’appuyèrent sur la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen, arguant du fait que « l’insécurité est une inégalité » qui « touche avant tout les classes populaires ». Cette réunion publique permit de rompre symboliquement avec le supposé « laxisme » et l’« angélisme » de la gauche sur les questions de sécurité. Lionel Jospin affirma que la « responsabilité individuelle [prévaut] sur les excuses sociologiques ». Les lourds emprunts lexicologiques et pratiques au blairisme sont, dans ce domaine, troublants. Au même moment, Blair reprenait et développait les politiques de la « Zero Tolerance » mises en place par les Républicains aux États-Unis au début des années 1990.
Volontarisme social-libéral
Le volontarisme en matière de création d’emplois fut largement tempéré par des mesures fiscales dans l’air du temps. Prétextant une rentrée accrûe des recettes due à la reprise de la croissance, Laurent Fabius, le ministre de l’Économie et des Finances, privilégia une politique de baisse des impôts à l’endroit des classes moyennes et supérieures en mars 2000. Le gouvernement réduisit fortement le déficit public sur cinq années (de 4,2 % du PIB en 1997 à 1,5 % en 2001) et la dette publique (de 6 % du PIB en 1998 à 5,7 % en 2001). Cette politique de dépenses publiques « prudente », « responsable » s’inscrivit dans le cours des pratiques sociales-démocrates en Europe au même moment. Nonobstant son interventionnisme sur le plan de la création d’emplois (35 heures, emplois-jeunes), le gouvernement Jospin n’a été que très modérément keynésien en ce qui concerne la stimulation de la demande. Jospin a même affiché publiquement une forme d’impuissance et de fatalisme économique. En septembre 1999, la direction Michelin annonça simultanément 17 % de profit et la suppression de 7 500 emplois. Questionné à la télévision sur ce qu’il comptait faire, Lionel Jospin déclara qu’il n’y pouvait rien et que le « temps de l’économie administrée est terminé ». Le PS a surtout rompu avec le principe du « ni ni » (ni nationalisation, ni privatisation), instauré par François Mitterrand en 1988 et encore endossé par les socialistes lors de la campagne de 1997. La gauche plurielle privatisa le Crédit Lyonnais, « ouvrit le capital » de nombre d’entreprises du secteur public concurrentiel (soit en favorisant la constitution de grands groupes européens – Alcatel et Dassault Électronique rejoignant le capital de Thomson CSF, soit en fusionnant Aérospatiale et Matra).
Dans un discours à l’université d’été du PS à la Rochelle en août 1998, Jospin ébaucha les contours d’un « socialisme moderne », en revendiquant une juste articulation entre les « moyens et la fin » . Cette distinction introduite, il expliqua que les privatisations des entreprises publiques réalisées depuis 1997 – un « moyen » – avaient été motivées par la poursuite d’objectifs économiques et sociaux de gauche – un « objectif ». La vente de Thomson ou l’ouverture de France Telecom à la concurrence avaient, selon Jospin, été nécessaires pour rendre la France « plus forte dans la compétition mondiale ».
On pourrait définir le gouvernement de la gauche plurielle comme un « étatisme pragmatique ». En revanche, il apparaît moins pertinent d’affirmer que l’expérience gouvernementale entre 1997 et 2002 a permis de dégager une « voie française », fondamentalement distincte de la troisième voie blairiste. Peut-être pourrait-on opposer le « volontarisme social-libéral » du PS au « fatalisme social-libéral » blairiste. Il faudrait aussi ajouter qu’au « fatalisme blairiste » vis-à-vis de la mondialisation aura répondu le « fatalisme jospinien » vis-à-vis de l’intégration européenne (l’Agenda de Lisbonne [2000] et les accords de Barcelone [2002], tous deux endossés par Jospin, consacrent la victoire des thèses blairistes en Europe) et la reconnaissance que la mondialisation néolibérale ne peut être que partiellement domestiquée.
Néo-jospinisme
La séquence qui a suivi la défaite du 21 avril 2002 peut être résumée en ces termes : une succession de victoires électorales (sur fond de rejet de la droite au gouvernement) et de désaveux des dirigeants de la rue de Solférino. Suivant le retrait de Lionel Jospin de la vie politique active, le PS entra dans une période de turbulences. Au congrès de Dijon, François Hollande théorisa la notion de « réformisme de gauche », une timide ouverture vers une « blairisation doctrinale » : dire ce que l’on fait et faire ce que l’on dit. Les succès électoraux du printemps 2004 aux élections régionales, cantonales et européennes parurent donner raison à l’axe majoritaire contre les courants de gauche (Nouveau Monde et le Nouveau Parti socialiste) qui voyaient le PS « davantage comme un auxiliaire de la mondialisation libérale que comme son adversaire ». Ces succès permirent à la direction socialiste d’éviter toute réflexion doctrinale et programmatique de fond pour tirer les conclusions de la débâcle présidentielle.
À partir de 2004, le PS était déjà sur le pied de guerre présidentiel avec un trop plein de prétendants à la candidature. Entre 2002 et aujourd’hui, le PS de François Hollande n’a pas débattu (pas de conventions nationales programmatiques), n’a pas réfléchi à son avenir (autre que présidentiel) et a été dépassé par des mouvements sociaux combatifs (ce fut particulièrement flagrant lors des manifestations contre le Contrat première embauche). Il a semblé tabler sur le profond discrédit de la droite pour remporter la victoire en 2007.
C’est dans ce contexte qu’intervint le référendum interne sur le Traité constitutionnel européen (TCE). Souhaité par François Hollande pour rassembler le parti derrière lui et marginaliser ses rivaux directs (Laurent Fabius et Lionel Jospin), ce référendum a provoqué une « guerre interne » dont est sortie très affaiblie une direction pourtant victorieuse. Au-delà des différends de fond entre « ouistes » et « nonistes », il est intéressant de noter que la décision de François Hollande renforça encore davantage la nature présidentialiste du PS. Le premier secrétaire bouscula volontairement les équilibres internes de ce parti qui, depuis Epinay, avaient reposé sur la synthèse des sensibilités diverses. En voulant créer le vide autour de lui par le biais d’un vote au parfum plébiscitaire, Hollande a brisé le modus vivendi et le modus operandi des socialistes. Ce n’est donc pas tant le « non-respect » du vote interne (Jean-Luc Mélenchon, Gérard Filoche, Henri Emmanuelli et tant de militants de base) qui devrait surprendre ou choquer, que la décision de François Hollande d’abandonner unilatéralement le mode de fonctionnement socialiste du parti.
Le « peuple de gauche » (dont 59 % d’électeurs socialistes) donna raison aux « nonistes » et enterra les rêves présidentiels de François Hollande. La ligne présidentialiste et social-libérale des « ouistes » ayant été fortement fragilisée par les électeurs de gauche, le combat « anti-libéral » aurait donc pu s’intensifier et menacer la direction. De nombreux militants le souhaitaient, mais il n’en fut rien. Les principaux dirigeants des courants de gauche (auxquels il faut ajouter Laurent Fabius) confisquèrent cette victoire et rentrèrent dans le rang. Comme effrayés par leur audace, ils se démenèrent dans des luttes d’appareil et cédèrent presque tous aux sirènes présidentielles. Laurent Fabius ne rompit pas avec la direction et, au Mans, une large majorité de cadres « de gauche » imposa la synthèse à des militants qui la rejetaient. Henri Emmanuelli se déclara en faveur d’une candidature Hollande. Isolée, la jeune garde « rénovatrice » (Arnaud Montebourg, Vincent Peillon) se rallia à la candidature de Ségolène Royal au printemps 2006. À défaut de « sortir la de Ve République » − une ambition devenue hors de portée avec Ségolène Royal − ils se raccrochèrent au vague espoir (certes personnellement profitable) de « sortir » les éléphants au pouvoir dans le parti pour prendre leur place.
La boucle est bouclée : le jospinisme n’a pas été vaincu. Il a survécu au retrait de Lionel Jospin de la politique et a marqué de son empreinte la campagne de Ségolène Royal. Appelons cela le « néo-jospinisme ». Le gouvernement Jospin a répondu au défi blairiste en entreprenant de se distinguer symboliquement de la troisième voie britannique (Jospin : « Nous ne sommes pas des sociaux-libéraux » ; Jean-Luc Mélenchon : « Le gouvernement Jospin est le plus à gauche dans le monde » ; Henri Weber : « Nous maintenons un rapport critique au capitalisme », etc.). Le blairisme a en fait fourni aux socialistes une occasion de réactiver un sinistrisme de bon aloi et à peu de frais (« Nous restons des socialistes et si vous ne nous croyez pas, écoutez Tony Blair parler »). Malheureusement, aucune des vagues tentatives de distinction doctrinale (le « socialisme moderne » jospinien ou le « réformisme de gauche » hollandais) n’a été substantiellement enrichie et développée. Sur le plan politique, tout en évoluant dans des contextes socio-économiques différents, le PS au pouvoir ne s’est pas radicalement démarqué du New Labour : le même respect des « équilibres budgétaires », le même refus des hausses d’impôt pour les plus riches, les mêmes privatisations et le même fatalisme vis-à-vis de la mondialisation néolibérale.
Sous Jospin, le PS est devenu une formation politique dont l’organisation, les ressources (financières et humaines) ont été toutes dirigées vers la compétition présidentielle. Étrange destin pour cet homme qui revendiqua le « droit d’inventaire » du mitterrandisme et qui voulait « présider autrement » la Ve République. Le choix de Ségolène Royal comme candidate s’explique ainsi aisément. Selon la logique bonapartiste de l’élection, les militants socialistes ont fort logiquement investi celle que les Français plébiscitaient à travers les sondages. En ce sens, le choix de Royal n’a pas marqué le passage du « parti de classe » (puisque le PS d’Epinay n’a jamais été social-démocrate) vers un « parti d’opinion ». Ce vote s’est au contraire inscrit dans le droit fil de la présidentialisation du PS (impliquant le dépassement de sa nature « socialiste »), commencée par François Mitterrand, amplifiée par Lionel Jospin et consolidée par François Hollande. Lors de ses campagnes interne et présidentielle, Ségolène Royal a démontré que dans sa marche infructueuse vers le pouvoir, elle était en tous points fidèle à Lionel Jospin .
Contrairement aux apparences, la campagne royaliste n’innova pas sur le plan de l’organisation. La candidate socialiste dirigea une équipe orthodoxe, tentant même de renouer avec les coalitions socialistes attrape-tout des années 70 et 80 : gauche républicaine (Chevènement), barons du mitterrandisme (Bianco), « rénovateurs de gauche » (Montebourg, Peillon) et axe social-libéral (Strauss-Kahn), qu’elle privilégia. Seule la gauche socialiste (Emmanuelli, Mélenchon, Filoche et, aujourd’hui, Fabius) fut, de bout en bout, tenue à l’écart de cet effort collectif. Etrangère au jeu des courants et très peu impliquée dans les débats du parti, Royal mena une campagne droitière sur les thèmes de la sécurité publique et des moeurs, censée séduire un électorat populaire qui s’était abstenu ou qui avait voté pour Le Pen en 2002. Peine perdue, le score de Nicolas Sarkozy – le candidat de l’Ordre authentique – dans les milieux populaires est impressionnant. La thématique de « l’Ordre juste » royaliste n’a pas pesé lourd face à la démagogie d’une droite sarkozyste décomplexée qui a séduit largement l’électorat lepéniste. L’autre versant de la campagne a campé la thématique de la démocratie participative. Les réunions animées essentiellement par les militants des clubs Désir d’Avenirs ne suscitèrent pas l’intérêt populaire escompté. En réalité, Ségolène Royal ne put éviter le désastre d’une nouvelle élimination au premier tour que grâce au soutien d’un électorat de gauche politisé et avec une conscience de classe. Ce vote de gauche pour la candidate socialiste est paradoxal car il a été acquis en dépit de la personnalité et des propositions de Royal qui suscitent à gauche les plus fortes réserves. Caressant dans l’entre-deux tours l’idée d’une alliance avec le centre droit bayrouiste, les appels de la mouvance blairisante du PS (Rocard, Kouchner, Strauss-Kahn) furent, une fois encore, ignorés par les électeurs : le centre politique penche avec une constance remarquable à droite, ainsi que l’électorat bayrouiste et les députés de l’UDF ont pu le démontrer au deuxième tour. Au soir de la défaite, ces mêmes idéologues de l’ouverture au centre continuaient de prôner la poursuite d’une stratégie qui, par le passé, a englouti la SFIO et a failli détruire le PS entre 1988 et 1993.
Ce nouvel échec cuisant de la gauche est avant tout celui du PS qui a mené cette campagne sans ligne politique claire, sans avoir défini au prélable ce que signifait le socialisme du XXIe siècle, ou encore sans se demander ce qu’il souhaitait accomplir une fois au pouvoir. Balloté au gré des sondages d’opinion, il a pensé – à tort – qu’une candidature féminine combinée à l’hostilité suscitée par Sarkozy seraient suffisants pour renouer avec la victoire. La droite a gagné triomphalement en étant de droite, la gauche a perdu spectaculairement en n’étant pas clairement de gauche. Aux socialistes honnêtes d’en tirer les conclusions qui s’imposent.