ÉRIC BESSON ET LA FIGURE DE L’ENNEMI Réflexions historiennes à propos d’un « débat sur l’identité nationale »
Publié par cedric - le 04/12/2009

Je reproduis ici le texte de Pierre Cornu et Jean-Luc Mayaud, Enseignants-chercheurs d’histoire contemporaine des Universités, que vous pouvez retrouver sur leur blog: http://lampe-tempete.blog.lemonde.fr/

    
De toutes les figures de la « rupture » et de l’« ouverture » du régime issu des élections de 2007, celle d’Éric Besson est sans doute la seule qui garde intacte sa puissance de transgression de l’ordre politique en place. Les icônes de la « diversité » ou de l’héroïsme humanitaire – Rachida Dati, Bernard Kouchner… – se sont usées et banalisées dans la pratique du pouvoir et les jeux d’influence. De même, après Albert Camus, il est probable que les services de communication de la présidence de la République auront bientôt fini d’épuiser la liste des « grands disparus » disponibles pour occulter de leur ombre bienveillante la mesquinerie et l’impéritie du pouvoir en place. L’hégémonie médiatique et symbolique du pouvoir est de l’ordre de l’acquis.


Le débat sur l’identité nationale initié par Éric Besson, c’est autre chose. Un gadget, un instrument de communication, un leurre pour période de crise et de doute, tout ce que l’on voudra. Mais aussi et surtout, après le temps de la marginalisation politique de l’opposition socialiste et démocrate, tâche à peu près terminée elle aussi, arrive le temps, beaucoup plus sérieux, de la liquidation de son héritage dans les pratiques et les représentations de la société française. Non telle ou telle loi, institution ou élément de protection sociale, mais les principes mêmes d’une solidarité fondée sur le souci de l’autre et sur un idéal d’universalité. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, avec cette mise en scène extraordinaire d’un « débat » sur l’identité confié aux préfets et coordonné par le ministre en charge de la légitimation médiatique de la traque des « clandestins »
<!–[if !supportFootnotes]–>[1]<!–[endif]–> : mettre en difficulté tous les citoyens ou habitants de ce pays qui prétendraient porter physiquement, culturellement ou philosophiquement une pluralité d’héritages, de pratiques et de valeurs les reliant à des univers sociaux et symboliques non contrôlés par l’appareil d’État français et hors d’atteinte de ses instruments de domination. Piéger les vagabonds de la mondialisation, rendre la vie impossible aux diasporas, jeter le soupçon sur les profils métis et les chevelures colorées d’ailleurs, dénoncer les fidélités extérieures ou les confessions religieuses incontrôlées. Bref, faire revivre l’utopie liberticide de l’unicité du peuple, de la terre et du pouvoir dans une solidarité inconditionnelle. Une solidarité non plus sociale, mais organique au sens physique du terme, et garantie par un pouvoir sur les corps médiatisé par la technique : vidéosurveillance, bracelets électroniques, écoutes téléphoniques, fouilles à corps, etc.

            L’identité rassurante d’une « France éternelle de nos grands-parents » couleur sépia, pour servir de paravent à un pouvoir bio-politique déshumanisant.

 

 

 

De l’Autre à l’Ennemi

 

            Ce n’est pas un « débat », au reste, mais bien un rituel d’adhésion à une vérité révélée qui est proposé, comme l’atteste le mépris dans lequel sont tenus « intellectuels » et autres « sociologues », sans parler de l’opposition parlementaire : l’identité française n’est pas à construire, elle est, de toute éternité. Le palais de l’Élysée est son temple, le président son pontife, les « gens » ses humbles fidèles. Sans oublier Éric Besson en grand inquisiteur. Au sens vrai du terme, c’est donc une confession qui est demandée. Cujus regio, ejus religio, disait-on dans l’Allemagne du 16e siècle déchirée par les guerres de religion : tel roi, telle religion dans ses possessions territoriales. L’État français centralisé et unificateur a admirablement retenu et adapté la leçon, et c’est bien dans cette logique que l’on doit comprendre l’organisation proprement ecclésiastique du « débat », qui combine les grandes cérémonies de repentance des « crimes » de la Révolution imposées par la Restauration dans les années 1820 et les pratiques de conversion de masse des télévangélistes américains de la seconde moitié du 20e siècle. Ainsi sommes-nous invités à « naître à nouveau », pour retrouver l’identité perdue de la nation dans les vicissitudes de l’existence moderne et la mobilité générale de l’ère de la globalisation. Ainsi sommes-nous exhortés à chasser l’étranger en nous ou chez nous qui, selon les mots du ministre de l’Intérieur, entrave la politique de la « tranquillité nationale ».

            Et c’est ainsi, également, que l’on doit comprendre les allusions répétées du président et de son fidèle ministre de l’immigration et de l’identité nationale à l’incompatibilité de la burqa avec cette même identité, et l’ordre donné aux préfets de mettre ce non-sujet au cœur des « débats » : c’est bien une guerre de religion et un choix d’allégeance qui sont proposés, les hérétiques aux « valeurs » de l’identité nationale étant « invités » à franchir à l’envers la ligne de défense de « l’Occident ». Croira-t-on qu’il ne s’agit que de quelques centaines d’extrémistes bien identifiés ? Ceux-là sont bien commodes, car personne, effectivement, ne veut « faire société » avec eux. Ils sont la providence du pouvoir. Mais on sait déjà par quels amalgames des pans entiers de la société peuvent être associés à ce rejet vertueux de la brutalité intégriste. Et ce sont en fait des centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants ignorants de leur propre « impureté » identitaire qui seraient ainsi sommés d’accepter une relégation intérieure sans espoir dans des « banlieues » chaque jour plus ghettoïsées, ou expulsés là où leurs « coreligionnaires » supposés se trouvent déjà en masse, dans un « territoire de la guerre » qui s’étire de Gibraltar à l’archipel indonésien en passant par la Palestine et l’Afghanistan. Ironie de l’histoire, c’est la civilisation musulmane du Moyen âge qui définissait ainsi comme « territoire de la guerre » le monde extérieur au « territoire de l’islam », dans l’opposition du dar el-islam et du dar el-harb. La construction de l’ennemi est toujours un jeu de miroirs, et la haine est hélas plus douée que la raison pour trouver ses acteurs et leur confier les premiers rôles.

            Penser cette construction des identités et de l’altérité comme une fatalité n’est toutefois pas la marque d’une compréhension du « sens de l’histoire », comme voudraient le faire croire les théoriciens cyniques du « choc des civilisations », mais au contraire, la preuve de sa négation : c’est justement parce que les civilisations ne sont pas des essences pures que leurs rapports, les modifications de leurs contours et leurs dynamiques internes ne sont pas prédictibles. L’islam n’existe pas comme civilisation armée pour un affrontement inéluctable : ce sont des élites politiques en mal de légitimité qui ont besoin d’un « péril vert » comme repoussoir et comme instrument de soumission de leurs propres populations. Et de fait, ce n’est jamais très bon signe quand un système sociopolitique – une tribu, une Église, un État – s’enferme de lui-même dans un processus de purification de son identité : cela signifie généralement que celle-ci n’a pas ou plus de consistance suffisante pour justifier l’ordre social en place, et que la désignation d’un ennemi est jugée indispensable par les dominants du système pour créer un lien de responsabilité morale entre ceux qui, ayant consenti à la destruction symbolique ou physique de l’autre, se trouvent dès lors obligés de renoncer à toute altérité personnelle et à toute conscience libre dans le collectif ainsi redéfini. Les exemples, hélas, abondent de tels processus d’exclusion.

 

 

Le vertige de la « purification » identitaire

 

            Comment donc penser l’acte politique que constitue ce bien étrange « débat » dans le contexte de la France des années 2000 ? Les ethnologues praticiens de l’enquête de terrain savent par expérience qu’un mythe, un rituel, une pratique sociale, si singuliers soient-ils, ne se comprennent que par rapport à un tout, c’est-à-dire à une « culture ». Mais les sociétés développées sont complexes à saisir, justement parce qu’il est difficile de savoir ce qui fait « culture » et ce qui, malgré le triomphe des rapports marchands et de l’individualisme, continue à produire identités, conflits et exclusions de masse.

            Claude Lévi-Strauss avait coutume de dire que dans les « sociétés chaudes » de l’Europe et de l’Amérique du nord développées, la souffrance était un principe moteur indispensable de la dynamique sociale, et que c’est par la frustration des désirs et l’anxiété sur le devenir individuel que l’on disciplinait la société dans le sens de l’innovation et de la croissance matérielle. Longtemps, le marché a suffi à générer cette pression. Mais le développement des États-providence sur les ruines des guerres mondiales a émoussé la compétition interne au jeu social en Europe de l’Ouest et y a habitué les populations à une solidarité universaliste incarnée dans des institutions paritaires et démocratiques.

            Pour abaisser drastiquement le coût du travail et les prélèvements sociaux dans un monde frappé par une crise systémique et redonner toute son importance au principe du struggle for life après un demi-siècle de modèle fordiste, il fallait donc aux élites gagnées par la théorie d’une lutte à mort pour les ressources, trouver un discours légitimant la rupture avec les pratiques de solidarité inscrites dans les principes démocratiques, en désignant un ennemi qui ne mérite pas cette solidarité, et justifie donc d’en sélectionner drastiquement les bénéficiaires. Et pour cela, l’étranger, le barbare, le polygame, le clandestin constituent des cibles idéales, éléments impurs à partir desquels la mécanique effrayante de la purification peut débuter tranquillement son œuvre. Jusqu’au jour où plus personne ne peut la contrôler.

            En soi, bien entendu, les déclarations du président de la République sur la burqa ou sur la nécessaire protection des femmes contre la violence intégriste ne sont pas scandaleuses ; les réflexions à haute voix de la ministre de la Justice Michèle Alliot-Marie sur l’intérêt de la castration des délinquants sexuels relèvent plus de la démagogie populiste que du nationalisme ; les plaisanteries du ministre de l’Intérieur Brice Hortefeux sur les « Auvergnats » peuvent s’apparenter à une triste mais banale inertie des représentations ; et le projet de lutte contre les « mariages gris » présenté par Éric Besson n’est pas sans fondement réel, même si c’est justement l’effet du droit français restrictif que de susciter, à la marge, de telles pratiques, et si la protection des âmes naïves est bien le dernier des soucis du ministre.

            Fort heureusement, les égoïsmes, les ambitions et les intolérances n’aboutissent pas toujours à un système coordonné de répression et d’élimination. Mais on ne peut s’empêcher de voir dans les faits et gestes du pouvoir actuel, et dans un grand nombre d’incidents localisés, surtout dans les grandes villes mais pas seulement, qui traduisent la sensibilité du corps social à cette tentation purificatrice, la menace d’une fusion des attitudes haineuses dans un mouvement d’ensemble d’autant plus dangereux que c’est la tête de l’État qui en exaspère les tendances. Dans ce contexte, l’organisation d’un « grand débat » sur « l’identité nationale » risque bien de produire un effet de cristallisation dramatique de l’image de l’Autre comme Ennemi.

            De fait, c’est un nouveau paradigme politique qui est en train de surgir sous nos yeux, nourri des frustrations accumulées du corps social, instrumentalisé par une élite nihiliste, anxieuse de justifier l’ordre inégalitaire dont elle profite, et permis par la concentration inédite des moyens financiers, technologiques et juridiques entre ses mains. Un paradigme qui, au prétexte que l’autre ne mériterait pas la démocratie et la reconnaissance de sa dignité, tourne le dos aux valeurs démocratiques et à l’universalisme républicain, et menace d’infliger à tous, y compris à ceux à qui il promet sa protection armée, un despotisme inhumain. Or, il ne manque plus à ce paradigme mortifère qu’une dernière étape pour s’affirmer dans l’ordre des faits. Et cette dernière étape, nous y sommes. Une étape mortellement dangereuse pour tous ceux qui ne peuvent ou ne veulent s’inscrire dans la logique de purification identitaire portée par la crise morale actuelle de la société française (et, plus largement, des sociétés européennes), et qui risquent bel et bien, par l’altérité dont ils sont porteurs ou qu’ils s’obstinent à défendre comme une valeur, de se trouver livrés à une entreprise de haine collective incontrôlable.

            Le président et ses serviteurs peuvent se dire qu’ils ont réalisé un « joli coup », en déstabilisant ou ridiculisant leurs adversaires et en captant à leur profit politique immédiat les aspirations identitaires d’une société déboussolée. Quand on gouverne par la théâtralité, et que les gouvernants sont des acteurs plus que des responsables, tout est jeu, tout est jouissance naïve de la situation. Élections régionales et présidentielle à venir, succession des réformes favorables aux intérêts des proches ou à la consolidation d’un pouvoir sur les organes de la société, les hommes au pouvoir ne voient pas plus loin, car ils ne savent pas ce qui les porte eux-mêmes, et sont incapables d’imaginer que leur success story soit due à autre chose qu’à leurs talents personnels.

            Ce n’est certes pas la première fois dans l’histoire que des hommes et des femmes médiocres réalisent de « grandes choses », pour le meilleur ou pour le pire, parce qu’ils sont en phase avec une conjonction exceptionnelle et en saisissent intuitivement la dynamique historique, tandis que les plus capables sont entravés dans l’expression de leurs idéaux par l’état d’affaiblissement et de fragmentation du corps civique. Le problème est que, en l’occurrence, la symbiose entre les personnalités au pouvoir et les forces en jeu ne se limite pas à un court épisode de la vie politique nationale, elle engage dramatiquement l’avenir ; elle ne construit pas un modèle de développement, mais elle détruit les racines mêmes du système socioéconomique ; elle n’apaise pas les tensions entre les individus, les groupes, les organisations, elle les exacerbe jusqu’à la haine la plus pure. Non pas seulement dans le théâtre tragicomique du pouvoir politique, mais dans le système nerveux à vif du corps social, bien au-delà des capacités d’anticipation et de contrôle des apprentis-stratèges du « choc des civilisations » aujourd’hui aux affaires.

 

 

Figures de l’ennemi en miroirs

 

            Dans ce contexte, Éric Besson peut être fier d’une chose : il a rendu extrêmement difficile l’exercice d’une pensée distanciée sur son action. Il suffit de parcourir les ouvrages, articles, sites et blogs qui lui sont consacrés pour être saisi par l’animosité, pour ne pas dire la violence, que cet individu suscite aussi bien en sa direction, de la part de ses adversaires, qu’en direction de ces derniers, de la part de ses défenseurs. Éric Besson est un formidable catalyseur de la haine qui suinte dans le corps social de ce pays malade. Il est, au sens propre, l’homme de la situation. Éric Besson sait pourtant qu’il peut jouir sans crainte de son goût irrépressible pour la transgression : le maître qu’il sert a déjà dilapidé le stock de valeurs – humanisme, tolérance, ouverture à l’autre, mémoire… – qui aurait pu servir à censurer son action. La gauche, les « intellectuels », les « droits-de-l’hommistes » sont condamnés au silence : on a volé leurs partitions, corrompu ou ridiculisés leurs grands airs. Comment invoquer contre lui Jean Jaurès ou Léon Blum ? La Résistance ou l’anticolonialisme ? Noms propres, noms communs, concepts et épithètes, rien n’a échappé à la logique de captation d’héritage du sarkozysme. « Oui » et « non » veulent aujourd’hui dire la même chose, c’est-à-dire rien.

            Est-ce à dire que l’on ne peut dire « non » à l’identité nationale définie et imposée par le pouvoir ? Certes pas, pour une raison toute simple : c’est que le pouvoir lui-même, par la violence de son entreprise, est en train, bien malgré lui, de redonner du sens aux mots. Pour que « oui » ou « non » veuillent dire quelque chose, il faut que l’on tue ou que l’on meure pour un « oui » ou pour un « non ». Porter un drapeau algérien dans les rues de Paris ou de Marseille par adhésion à une équipe de football, maudire la patrouille et lui résister après un contrôle d’identité de trop, mais aussi affirmer un mode de vie incompatible avec l’ordre sarkozyste – voir « l’affaire de Tarnac » –, c’est risquer sa dignité corporelle, sa liberté, voire même sa vie, dans la France de 2009. Le pouvoir n’a plus d’adversaire, il lui faut un ennemi, si possible unique par l’amalgame improbable de l’islamisme, de l’« ultragauche », de la délinquance et des « réseaux clandestins ». Or, en produisant cet ennemi par sa propre violence, le pouvoir se produit inévitablement, lui-même, comme ennemi. Et qui mieux qu’Éric Besson incarne cette figure de l’ennemi dans le jeu de miroirs de la construction du nous et du eux ?

            Le débat sur l’identité nationale, c’est donc nécessairement aussi le débat sur l’identité nationale du pouvoir. Un débat que, n’en déplaise au ministre, le pouvoir peut perdre, comme l’attestent les épisodes révolutionnaires des 18e et 19e siècles durant lesquels des peuples sommés de confesser leur soumission à un pouvoir ont fini par assimiler celui-ci à la figure de l’ennemi, et l’ont violemment rejeté, pour se construire eux-mêmes comme souverains. Ainsi dans la France de 1830 et de 1848, même si les temps étaient différents et l’énergie de la « rue » pas encore comprise par le pouvoir. Et s’il est possible aujourd’hui que la société cède aux discours anxiogènes sur « l’ennemi de l’intérieur », il n’est pas impossible, non plus, que cette anxiété se transforme en fantasme de la trahison des élites. Qui sème la déraison ne peut savoir ce qu’il va récolter.

            La relation en miroir des figures de l’ennemi ne peut cependant pas être pensée comme une symétrie absolue : car c’est une chose que de « produire » les dominés et les exclus comme ennemis, ainsi que le fait le pouvoir actuel, et c’en est une autre de désigner les dominants comme ennemis, ainsi que sont contraints de le faire les acteurs sociaux et politiques les plus conscients du désastre en préparation. Penser l’ennemi, toutefois, c’est apprendre à le connaître. Pour ne pas le sous-estimer, bien sûr ; mais plus encore – en direction de ceux qui n’entendent pas se résigner au triomphe d’une conception régressive de la nation et qui refusent tout autant le piège de la radicalisation violente –, pour comprendre que cet ennemi n’est pas seulement une voix, une volonté, un mode de pouvoir incarné, mais, au-delà de la figure conjoncturelle du traître de 2007, une réalité sociale puissante, cachée dans les replis de la souffrance sociale, cachée en nous. Tout le monde est possiblement Éric Besson. Tout le monde est agité par la tentation de rejeter le poids moral de l’humanisme universaliste et d’exprimer, dans une violence symbolique qui annonce une violence physique sans retenue, le rejet de l’autre, figure de l’ennemi à fouler aux pieds, à détruire, à nier dans tout ce qu’il a pu souiller de la pureté fantasmée de la « Nation » réconciliée par son sang versé.

            Or, c’est justement parce que l’ennemi n’est pas un autre que sa liquidation, souhaitable ou non, est impossible, et que l’histoire est pleine d’épisodes de purification identitaire qui ont systématiquement tourné à la destruction de soi dans le désir jamais assouvi du meurtre de l’autre.

 

Empêcher l’irréparable

 

            Que dire, que faire ? Les mots de la résistance intellectuelle, partisane ou associative ne rencontrent plus d’écho. Les journaux sont remplis de scandales et de drames, de tribunes péremptoires et de droits de réponse enflammés, sans que le cours des choses en soit dévié d’un iota. Au café du commerce, on a appris à plaisanter de l’apocalypse, et la violence de la rue est finalement presque décevante comparée à celle des fictions cinématographiques et télévisuelles. Il n’est même pas certain que la survenue d’un événement dramatique semblable aux violences policières du 17 octobre 1961 contre les Algériens de Paris provoque une réaction suffisante dans le pays. Et quant à prendre les armes par anticipation, comme la tentation s’en fait sentir non seulement dans les habituels mouvements révolutionnaires, mais également chez tous ceux que le souvenir de l’échec de l’humanisme européen à prévenir les crimes de masse du 20e siècle obsède et désespère, cela ne ferait que justifier l’emploi d’une violence infiniment plus cruelle et efficace par le pouvoir, ainsi justifié dans sa dénonciation obsessionnelle des « radicaux » et des « fondamentalistes ». Le basculement des opposants dans la violence est bien la finalité tacite du discours de la transgression permanente incarné par Éric Besson. Il est son horizon politique, son énergie morale, sa jouissance. « Camarades, voici l’alternative : le ralliement ou le terrorisme ». Et si nul ne peut dire à l’homme humilié ou menacé dans son être où se situe le seuil de l’acceptable, c’est la responsabilité de celui qui embrasse la situation dans sa globalité d’indiquer où il y a encore de l’espoir, où la parole responsable et l’intelligence méthodique ont encore du sens.

            Ainsi, ce n’est ni par la peur ni par l’émotion que l’on peut espérer éveiller les consciences. Mais peut-être par le rappel opportun, adressé jusque dans les zones pavillonnaires les plus paisibles, qu’il y a un prix à payer pour retrouver l’unité du « nous » dans l’exclusion des « autres », et reconstruire l’illusion de la solidarité dans l’égoïsme insensible. Ce prix, c’est ni plus ni moins le renoncement à l’idée du bonheur. Comment, en vérité, espérer qu’elle survive un instant à la violence et à la discipline imbéciles auxquelles il faudrait consentir pour extirper la différence du corps social ?

            Or, citoyens, résidents, hôtes de ce pays, nous ne sommes sans doute pas assez désespérés et aliénés encore pour renoncer au seul aspect de « l’identité française » qui, finalement, vaille d’être défendu et fasse consensus dans un pays où les relations de voisinage, même et surtout entre « gens du cru », oscillent en permanence entre hostilité et protestation d’amitié, exaspération quotidienne et jours d’émotions partagées : une certaine idée de l’existence, du prix des choses et de la fragilité du bonheur. Et cela, même Éric Besson est capable de le ressentir et, peut-être, de le comprendre avant qu’il ne soit trop tard.

 

Lyon, le 30 novembre 2009

 

Pierre Cornu et Jean-Luc Mayaud,

Enseignants-chercheurs d’histoire contemporaine des Universités

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<!–[if !supportFootnotes]–>[1]<!–[endif]–> Si Éric Besson a bien rang de ministre, il est en effet permis de douter de la matérialité de son action : ses attributions officielles ne lui donnent qu’une autorité théorique sur des administrations distinctes et des champs de responsabilité de la puissance publique qui ne répondent que très imparfaitement à ses « missions ». De fait, ce ministère est essentiellement un ministère de la parole et, à la rigueur, de la coordination de l’action administrative – même si l’on peut douter que le ministère de l’Intérieur lui concède ce pouvoir. Nous renvoyons le lecteur curieux au texte du « Décret d’attribution du 31 mai 2007 relatif aux attributions du ministre de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Codéveloppement ». Au vu de ce texte, nous nous permettons de ne pas mettre les majuscules d’usage aux « domaines d’attribution » du ministre lorsque nous citons son titre sans guillemets, et d’omettre le « codéveloppement » (ajouté à l’ensemble pour des raisons aisées à deviner) pour lequel le ministre ne dit ni ne fait objectivement rien.