La gauche et la fatigue d’être soi
Publié par cedric - le 27/01/2010

Aquilino Morelle, professeur de science politique, ancien conseiller de Lionel Jospin et membre du comité de rédaction de nonfiction.fr, publie aujourd’hui dans Libération son opinion sur l’avenir de la gauche dans un article intitulé ‘La gauche et la fatigue d’être soi’, à la suite de Jacques Julliard, Luc Ferry et Marcel Gauchet. Nous le reproduisons ici.  » C’est avec un sourire aux lèvres narquois que certains ont pu lire la récente tribune de Jacques Julliard (Libération du 18 janvier) et s’amuser de ce qui a pu leur paraître un acte de contrition. Une telle ironie serait injuste et infondée. Injuste, car à l’heure où tant d’intellectuels « de gauche » sont résignés, vaincus ou convaincus par la doxa libérale, ce texte d’une figure historique de la « deuxième gauche » représente un effort de lucidité et un acte de résistance salutaires. Infondée, car si la deuxième gauche doit procéder à son examen de conscience, notamment quant à sa propension à faire la leçon, c’est bien de l’identité de la gauche tout entière qu’il est question. Il n’y a qu’une seule trajectoire politique : celle de la gauche. Le retour sur les trois marqueurs politiques, réels ou supposés, de cette « deuxième gauche » le montre bien.

Une « gauche du réel » ? La deuxième gauche s’était arrogé un premier titre de noblesse : le réalisme. Etrange prétention : le réalisme est la démarche même de la politique, de toute politique. Sans analyse ni compréhension du réel, pas de politique ; et pas de politique non plus sans la volonté tenace de changer ce réel. Le réalisme n’est pas la soumission au réel. A gauche, le réalisme impose l’audace, la crétaivité, la liberté d’analyse, le courage dans les propositions, suppose la volonté de transformer la société, propose la vision d’un progrès collectif et partagé. Pour le dire autrement, le réalisme, pour la gauche, impose l’utopie. « L’utopie ne signifie pas l’irréalisable, mais l’irréalisé », nous a appris Théodore Monod. Le « devoir de grisaille » que revendiquait Michel Rocard dans sa déclaration de politique générale doit être équilibré par un devoir d’utopie. L’utopie doit être la boussole de la gauche. Sans utopie, la gauche étouffe. Articuler utopie et réalisme, c’est le seul moyen pour la gauche de dessiner la « solution alternative » qu’à juste titre Jacques Julliard appelle de ses vœux, d’être écoutée et entendue des citoyens, de gagner leur confiance et les élections. C’est aussi le seul moyen de gouverner loyalement, honnêtement, utilement. Gouverner et non gérer. Trop souvent, la gauche s’est engluée dans une fascination gestionnaire qui a fini par l’immobiliser dans le conformisme et stériliser son action.

Une gauche « moderne » ? Pendant trente ans, l’air du temps fut libéral et la deuxième gauche s’est voulue « moderne », sans voir l’impasse libérale dans laquelle elle entraînait toute la gauche. Cette course à la « modernité » nous a conduits à un alignement sur la doctrine conservatrice. Le kéynesianisme ? Dépassé. L’Etat ? Un problème, toujours. La nationalisation ? Jamais, plus jamais. La privatisation ? Souvent, sans en mesurer les dangers et les dérives. Les services publics ? A moderniser, forcément à moderniser. La mondialisation ? Heureuse. Même fuite en avant dans le champ politique. La République ? Ringarde. L’égalité ? Evacuée et remplacée par l’équité. La laïcité ? Fatigante à défendre, on lui préfère la tolérance. La Nation ? Dangereuse par nature (« le nationalisme, c’est la guerre ») et, de toute façon, caduque (« la France est notre patrie, l’Europe est notre avenir »). Mais être moderne, ce n’est pas s’agenouiller devant l’idéologie dominante du moment. Etre moderne, c’est aussi rester fidèle à ses valeurs et à ses principes. N’est pas moderne qui veut, qui le proclame à longueur d’éditorial ; n’est pas forcément moderne le contemporain.

Une gauche « morale » ? Avec Julliard, on peut voir dans la collusion avec l’establishment financier, politique et médiatique une forme d’immoralité et un piège dans lequel la seconde gauche est souvent tombée- avec délices pour certains de ses hérauts. La vraie immoralité, pour la gauche toute entière, a été d’accepter la coupure avec les classes populaires. La « désinflation compétitive » qui provoqua la montée du chômage de masse, l’abdication de sa responsabilité- « contre le chômage, on a tout essayé »-, sa résignation devant l’explosion des inégalités sociales et sa faiblesse devant l’impudence de ceux qui tentaient de justifier l’injustifiable : telles furent les principales étapes de cette coupure. Au cœur de ce mouvement historique : l’Europe. Face aux difficultés de l’action, une large part de la gauche a abandonné le socialisme pour lui substituer un credo européiste. Or, si le socialisme du XXIe siècle ne peut se définir et agir qu’au niveau de l’Europe, l’Europe telle qu’elle a été pensée et conçue dès le 1957 et telle qu’elle existe désormais est de nature libérale : son code génétique est inscrit dans le traité de Rome et il est libéral. L’« Europe sociale » n’est qu’un slogan de campagne et restera une illusion tant que les fondements politiques et juridiques actuels de l’Europe n’auront pas été changés. Quant à l’indispensable régulation du capitalisme et à la maîtrise de la mondialisation, comment même les imaginer sans une Europe différente ?

L’idée socialiste doit rester vivante, doit être défendue et non évacuée. L’exigence que porte cette idée, cette exigence de transformation réelle des conditions de vie et de propulsion dans l’avenir, est certes très difficile à satisfaire. Nombreux sont ainsi ceux qui se contentent avec soulagement d’un réformisme tiède, insipide, mais « de gauche ». Il y a une « fatigue d’être soi » propre aux socialistes. Mais sans cette exigence, plus rien n’a de sens. C’est cette exigence que vient de retrouver Jacques Julliard. Tant mieux. Il n’y a jamais assez de talents pour construire la « social-démocratie de combat » à laquelle- c’est sa conviction et je la partage- appartient l’avenir. A ce propos, cher Jacques Julliard, la « social-démocratie de combat » porte un beau nom, inscrit dans l’histoire : le socialisme