Votre livre sur les « nouveaux réactionnaires » avait fait beaucoup de bruit lors de sa publication, en 2002. Comment les choses ont-elles évolué depuis ?
Daniel Lindenberg. Les mouvements d’idées qui étaient en train de surgir se sont affirmés et surtout ils sont passés du monde des phénomènes intellectuels à celui de la politique.
La campagne pour l’élection présidentielle de 2007 est très révélatrice. Dans la campagne de Nicolas Sarkozy, mais aussi dans celle de Ségolène Royal, on a vu apparaître des idées que j’avais identifiées dans ce livre. Le retour à l’autorité, l’insistance sur l’identité nationale, la critique de l’école de masse ou du droit de l’hommisme… sont devenus des thèmes un peu universels.
Mais cette évolution ne touche pas que la France. On la retrouve ailleurs.
La révolution conservatrice est-elle devenue mondiale ?
On nous rebat les oreilles avec le fameux choc des civilisations. Mais on retrouve le même phénomène à l’intérieur de chaque civilisation. Si on se limite à la civilisation occidentale chrétienne et à la civilisation islamique, on voit bien que chacune se livre de son côté à une critique de la modernité et est tiraillée par un désir de retour en arrière.
Sur l’air de « avant c’était mieux », tout le monde se retrouve un peu dans l’idée que les Lumières sont dépassées et que la critique de la religion, de l’autorité, de la politique qu’elles avaient engagée a en fait provoqué des catastrophes.
Quel rôle a joué le 11 Septembre ?
Il a levé les tabous. Des deux côtés, des intellectuels et des politiques ont considéré que, pour faire la critique des utopies sur lesquelles le XXe siècle avait vécu, ils pouvaient remonter très loin, et jusqu’à la Révolution française, pour trouver la racine du mal.
La racine du mal, pour eux, c’est cette idée que l’homme laissé à ses seules forces peut construire un vivre ensemble acceptable. Ils ne l’admettent pas, et c’est pour cette raison qu’ils plaident, par exemple, pour un retour au Code religieux. Il y a une volonté universelle de revenir aux religions traditionnelles ou en tout cas à leurs institutions.
L’islam a remplacé le communisme dans le rôle de l’épouvantail ?
Vu de chez nous. Vu d’Orient, c’est le contraire. C’est le judéo-christianisme qui assume cette fonction. L’épouvantail n’est plus politique. C’est l’esprit de croisade ou de djihad qui remplace une confrontation des idées qui serait par ailleurs tout à fait légitime.
Quel a été l’impact de la révolution conservatrice aux États-Unis ?
Les mouvements néoconservateurs ont eu une influence dans le sens où l’on a pu associer l’idée d’une dérégulation générale de type ultralibéral à celle d’un retour à un ordre moral ancien. Cela permet de disqualifier toutes les forces progressistes qui seraient à la fois relativistes sur le plan intellectuel et totalement permissives sur le plan moral. Tout cela, bien sûr, au nom du peuple.
On peut très bien illustrer ce propos par l’actualité récente. L’agitation suscitée par les affaires Polanski et Mitterrand a montré que l’on peut retrouver, à droite comme à gauche, cette idée qu’il existe des élites immorales étrangères aux aspirations du peuple, qui ne veut pas entendre parler de dérives. Et ces dérives sont souvent ramenées à l’héritage de Mai 68 : pendant quarante ans, on aurait laissé les gens d’en haut faire n’importe quoi.
Pourquoi la gauche ne réussit-elle pas à faire entendre sa voix ?
Tout se passe en effet comme si elle n’avait pas su résister à la montée en puissance de la droite mondiale. C’est vrai sur le plan économique et social. Ça l’est aussi sur le plan moral. On voit bien que beaucoup de gens, en son sein, pensent que pour rattraper les électeurs il faut en rajouter par rapport aux arguments mis en avant par la droite.
La gauche ne réagit pas toujours par rapport aux valeurs qu’elle devrait défendre mais par rapport à ce qu’elle suppose être la volonté de ses électeurs. Malheureusement, c’est une chose que j’avais pointée quelques années plus tôt et qui me semble s’être aggravée.
Et c’est Nicolas Sarkozy qui incarne aujourd’hui la rupture ?
C’est la grande habileté de Nicolas Sarkozy et des idéologues qui sont autour de lui. Non seulement, ils sont capables de prendre ses icônes à la gauche, mais ils savent en plus lui prendre ses mots, comme celui de « rupture ».
« Rupture » doit être traduit pour eux par « retour en arrière ». Levée des tabous par rapport à l’État de droit, à un certain nombre de principes qui semblaient faire partie du pacte républicain. Ce pacte est difficile à définir, mais il comportait tout de même un certain nombre de lignes rouges qu’on ne pouvait pas franchir. Une autre expression me semble très caractéristique de ce qui se passe en ce moment : c’est l’idée de droite décomplexée.
Contrairement à ce qui a pu se passer ailleurs, la France se réfère peu au néoconservatisme. Pourquoi ?
Il y a eu des tentatives pour importer le néoconservatisme en France, mais cela n’a pas très bien marché. Cette droite décomplexée, actuellement au pouvoir en France, n’invente pas beaucoup d’idées nouvelles. Elle a surtout un appétit de revanche par rapport à l’Histoire. C’est un problème propre à la France et à l’Italie parce que l’Europe a des cadavres dans le placard.
On ne retrouve pas cela aux États-Unis. Les néoconservateurs américains se veulent les meilleurs défenseurs de la tradition américaine.
L’élection de Barack Obama ne vous donne-t-elle pas tort ?
Les raisons d’espérer existent. Pas seulement parce qu’Obama a été élu. Partout, et surtout au sud, on voit bien que des mouvements se développent pour essayer de sortir de cette mélancolie démocratique. Quand j’ai commencé à écrire mon livre, je voulais l’appeler « La Défaite des Lumières ». Par la suite, cela m’a semblé exagéré parce que le combat n’est pas terminé et que personne ne connaît son issue.
Quelle forme pourrait prendre une victoire des Lumières ?
Je ne prétends pas qu’il faille reprendre à l’identique le programme des Lumières du XVIIIe siècle. Ce serait stupide et cela ne mènerait nulle part.
Ce que l’on peut appeler la dynamique des Lumières ou le « projet moderne », pour reprendre l’expression d’Habermas, c’est que l’homme peut s’en sortir sans Dieu ni roi, comme on disait autrefois.
Aujourd’hui, « progressiste » est devenu une injure. Le progrès n’est pas fatal, l’Histoire, malheureusement, nous le montre. Mais de là à dire qu’il n’est pas possible…
Auteur : PROPOS RECUEILLIS PAR PIERRE TILLINAC
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