Magistrats sous pression
Publié par cedric - le 22/11/2009

L’ENTRETIEN DU DIMANCHE. Présidente du Syndicat de la magistrature, Emmanuelle Perreux dénonce la tentative de mise au pas des juges et une politique pénale du tout-répressif

«Eloge de la liberté pour résister à la concentration des pouvoirs ». C’est le thème du congrès national du Syndicat de la magistrature (SM) qui se tiendra du 27 au 29 novembre à Bordeaux. Avec ses 800 adhérents et ses 30 % de voix aux élections, le SM est la deuxième organisation professionnelle des magistrats. C’est aussi la plus en pointe contre la politique gouvernementale en matière de justice. Rencontre avec sa présidente, Emmanuelle Perreux, juge de l’application des peines au tribunal de grande instance de Bordeaux, qui s’apprête à passer la main après trois mandats.


« Sud Ouest Dimanche ».
Comment vont les magistrats ? Ils ont toujours le blues ?

Emmanuelle Perreux. La magistrature ne va pas bien. Le malaise tient à la fois aux attaques contre son statut, qui témoignent d’une volonté de remise au pas, et à son instrumentalisation dans le renforcement de l’État pénal. Les magistrats doivent se consacrer avant tout à leur activité répressive alors que leur mission c’est aussi le civil, cette justice du quotidien qui intéresse avant tout les Français.

Le gouvernement veut faire du juge le bras armé d’un projet politique très répressif, alors que son rôle est surtout d’être un régulateur social, le pacificateur des conflits.


Qu’est-ce qui ne va pas ?

Tout est dangereux et inquiétant. La rétention de sûreté, par exemple. C’est une attaque contre le fondement même de notre démocratie. Vous pouvez être privé de liberté sans avoir commis d’infraction, non pas pour ce que vous avez fait mais pour ce que vous seriez susceptible de faire.

C’est la théorie du criminel-né, dont le précurseur s’appelle Hitler. Comme le souligne Robert Badinter, nous passons d’une justice de responsabilité à une justice de sûreté.


La justice victime du populisme pénal ?

Oui, à chaque fait divers il faut une loi. Comme si notre arsenal n’était pas assez répressif. Les peines planchers, c’est une marque de défiance à l’égard des juges. C’est les obliger à être toujours plus répressifs, alors que la justice en France est déjà l’une des plus sévères d’Europe pour la durée des peines. La sanction n’a plus de sens si elle se transforme en mesure d’élimination. Si on veut travailler avec la personne, il faut qu’elle puisse se projeter dans l’avenir, imaginer l’après-prison.


Le virage vers le tout-répressif ne date pas d’hier, ni même du retour de la droite en 2002…

On peut le faire remonter à la loi sur la sécurité intérieure du gouvernement Jospin. Mais le tournant date du 11 septembre 2001. La lutte contre le terrorisme, aussi légitime soit-elle, va justifier que les populations acceptent de restreindre leurs libertés dans le souci de se protéger. Une sécurité illusoire puisque la délinquance violente augmente.

Les Français acceptent. Ils se disent qu’ils n’ont rien à craindre puisqu’ils n’ont rien à se reprocher. Mais quand on voit l’explosion des gardes à vue, on comprend que ce ne sont pas tous des délinquants.


On est passé de la présomption d’innocence à la présomption de culpabilité ?

Je parlerais plutôt de présomption de dangerosité. En témoigne la multiplication des fichiers, cette obsession pour le pouvoir de repérer tout militant, toute personne engagée dans la vie civile. Tous des criminels en puissance ! Une société de méfiance n’est plus une société républicaine.

Votre syndicat a publié une liste d’affaires qui n’auraient jamais vu le jour sans un juge d’instruction…

Et la liste n’est pas exhaustive ! Le juge d’instruction n’est certes pas parfait, mais c’est un magistrat indépendant. On va transférer ses pouvoirs à un parquet qui n’est pas plus parfait et qui, lui, est dépendant du pouvoir politique. Là aussi, la rupture est extrêmement grave pour notre système judiciaire.

Les Français sont défavorables à ce projet, ils ont compris son véritable objectif : l’impunité pour les puissants. Le futur juge de l’enquête et des libertés est censé apporter des garanties. Mais pour qu’il puisse jouer son rôle, encore faut-il qu’il y ait enquête. Le problème aujourd’hui c’est que les enquêtes ne sont plus menées, elles ne sont même plus ouvertes.


Lors de votre congrès 2008, vous appeliez à la résistance.
L’appel a-t-il été entendu ?

Les magistrats sont plutôt résignés. Ils subissent énormément de pressions. Celui qui n’est pas dans la ligne, qui est supposé trop indépendant, est parfois marginalisé, court-circuité.

L’indépendance des magistrats n’est-elle pas un mythe ?

Non, c’est un devoir. Et un principe inscrit dans la Constitution. Sans justice indépendante, pas de démocratie. C’est la garantie que chacun, simple quidam ou personnalité importante, sera jugé avec équité. Le juge est le gardien des libertés individuelles, le rempart contre l’arbitraire.


Sur le papier, oui, mais dans les faits ?

Il y a des attaques sans précédent contre ce principe. Comme il y en a contre tous les contre-pouvoirs, quels qu’ils soient. Même la presse est accusée de partialité dès qu’elle se montre critique. La séparation des pouvoirs est très malmenée aujourd’hui. C’est pour cela que nous tenons notre congrès à Bordeaux, ville de Montaigne, de Montesquieu, de l’« Esprit des lois ». Nous défendons la philosophie des Lumières.


La France est parmi les mauvais élèves en Europe pour les moyens consacrés à la justice…

Dans le budget 2010, les moyens supplémentaires vont à la construction de prisons, pas aux services judiciaires. Pis, on nous annonce des greffiers en moins dans les tribunaux. C’est la RGPP, la révision générale des politiques publiques : réduire les coûts. La réforme des tutelles, par exemple, aboutit à diminuer les mesures de protection parce qu’elles coûtent cher à l’État. La réforme de la carte judiciaire, c’est pareil : on supprime des juridictions pour qu’il y ait moins de contentieux. Le propriétaire de Soulac qui devra se rendre à Bordeaux pour réclamer un impayé de loyers y regardera à deux fois !


Avec Michèle Alliot-Marie, les rapports se sont-ils normalisés, sinon apaisés ?

Michèle Alliot-Marie connaît bien le fonctionnement de l’administration, elle respecte les procédures de concertation. Le contact est plus facile aussi. Mais, sur le fond, c’est la même politique. Qui se décide toujours à l’Élysée.

Auteur : Pierre-marie lemaire
pm.lemaire@sudouest.com